Dans la majorité des sociétés humaines, la médecine représente un élément majeur du bien-être social et individuel. Tout système médical jouissant d’une reconnaissance officielle est caractérisé par des éléments fondamentaux qui en influencent la pratique: discours sur le mal et ses remèdes (causes et actions possibles), faits institutionnels (organisation du système de santé, lois et règles qui régissent le fonctionnement des pratiques médicales et de la recherche), pratiques effectives de soins.

Quelques caractéristiques sont communes à la plupart des médecines institutionnelles: tentative de définition raisonnée de l’état de santé du patient; concept théorique fondé sur un système de référence sociopolitique; ancrage professionnel des médecins dans la société, indissociable de la notion de pouvoir.

Les puissants profitent en effet des avantages que leur donne une médecine améliorant la qualité de vie de la population. Ils garantissent en retour à ceux qui la pratiquent selon les règles une reconnaissance sociale et quelques prérogatives.

Dans cette relation de pouvoir, des pratiques médicales sont considérées comme acceptables ou souhaitables, alors que d’autres sont déclarées inadéquates, voire dangereuses, souvent sous le couvert d’impératifs de protection de la population ou d’information transparente des patients.

Au cours de l’histoire de l’humanité, l’émergence d’une médecine à contre-courant ou alternative semble se produire dans quelques cas précis: lorsque la médecine institutionnelle est incapable de répondre aux besoins et aux attentes des patients; lorsque la circulation des connaissances permet une prise de conscience multiculturelle des questions de santé et de maladie; lorsque la tension entre concepts médicaux institutionnels et besoins de soins dans la société atteint un point de rupture.

Sur ce thèmeLa faute antisystème du professeur Raoult

Cela a notamment été le cas au cours de grandes épidémies, à la suite de l’intensification de l’industrialisation ou de l’émergence d’une économie et d’une communication mondialisées.

Le mécanisme de développement d’une pratique différente répond également à quelques constantes:

– existence d’un fantasme fondateur, selon lequel une médecine idéale existerait, et auquel correspond un besoin irrépressible de soigner mieux ou différemment, tout en repoussant les limites de la mort;

– apparition d’une forme de foi dans le thérapeute de la part de collègues ou de puissants qui adoptent le nouveau concept médical ou la méthode de traitement;

– légitimité charismatique du découvreur (des patients font publiquement état de ses compétences ou de ses dons);

– discours ouvertement en rupture avec la médecine ou les pratiques de soins institutionnelles. Ce soi-disant ostracisme scientifique est présenté comme une preuve de la valeur de la méthode, si performante qu’elle concurrencerait la médecine officielle. Dans le même temps, les fondements scientifiques ou technologiques qui seraient à l’origine de la méthode servent de caution à la haute qualité médicale du concept.

Sans vouloir préjuger de la valeur du traitement proposé par le professeur Raoult contre le Covid-19, on ne peut nier des similitudes entre ce qui précède et l’attitude actuelle du scientifique, qui renie ce qu’il a contribué à imposer pendant des décennies. De même, la polémique qui s’est développée en France laisse supposer que, pour une partie de la population et de la classe politique, un point de rupture est atteint entre les impératifs d’une médecine expérimentale toute-puissante et les besoins des patients en situation de crise.

Pour aller plus loinA Marseille, le combat singulier de Didier Raoult contre le Covid-19

Le débat sur la combinaison hydroxychloroquine–azithromycine n’est sans doute que la pointe de l’iceberg. Des questionnements plus fondamentaux vont apparaître d’ici à la fin de la pandémie. Non seulement parce qu’il devient évident qu’à force de favoriser à tout prix la technologie, les institutions politiques et médicales ont dévalorisé la relation soignant-souffrant. Mais aussi parce que face au déferlement du SARS-CoV-2, la médecine scientifique a fait preuve d’une incompréhensible sidération. Plus de trois mois après les premiers cas, aucune directive de traitement fiable n’est à disposition au niveau mondial. Chaque unité hospitalière a développé ou réactivé dans l’urgence ses propres procédures de soins, plus empiriques que fondées sur des évidences expérimentales.

En outre, les mesures de lutte imposées par les institutions divergent largement d’un pays à un autre, quand elles ne sont pas rapidement remises en question par les autorités qui les ont prescrites ou déconseillées (port du masque).

Une fois la crise passée, les relations entre médecine et pouvoir vont être remises en question. Une adaptation du rôle de la médecine et des soignants dans nos sociétés s’imposait depuis longtemps. Il est urgent de replacer le débat sur la place publique et de prendre le pouls de la population. En cela, la pandémie actuelle aura sans aucun doute des effets positifs sur notre bien-être et sur l’indispensable primauté des soignants et de leur relation au patient sur la technologie médicale. Sans oublier leur importance en termes de santé publique.


*Olivier J. Glardon, chargé de cours pour la médecine complémentaire, Faculté Vetsuisse des Universités de Berne et Zurich

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