Le 9 août 1965, tandis que le parlement de Singapour ratifiait la séparation d’avec la Malaisie et l’indépendance de l’île, le premier ministre, Lee Kuan Yew, déclarait à la télévision: «Pour moi, c’est un moment d’angoisse parce que pendant toute ma vie, toute ma vie d’adulte, j’ai cru en la Malaisie, en l’union et l’unité de ces deux territoires.»
Cas rare dans l’histoire, Singapour n’a pas choisi son indépendance mais l’a subie. L’ancien comptoir britannique, libéré de son statut colonial en 1959, s’était intégré en 1963 à la Fédération des Etats de Malaisie dans l’idée qu’il n’était pas viable tout seul. Des tensions n’avaient pas tardé à exploser entre les populations malaise et chinoise. Au gouvernement central de Kuala Lumpur qui privilégiait les Malais, Singapour, peuplée d’une majorité de Chinois, opposait le projet d’une nationalité «malaisienne», incluant sans distinction toutes les populations de la péninsule, malaise, chinoise, indienne, eurasienne, etc. Une citoyenneté contre l’ethnicité. Malgré la tentative de Lee Kuan Yew de trouver un compromis, le désaccord avait persisté, aboutissant en 1965 à l’exclusion de Singapour de la Fédération.
Une ville de moins de 2 millions d’habitants, sans identité particulière, sans ressources, sans amis dans la région et sans projet pour elle-même, était soudain livrée à son sort. A Harold Wilson, qui se faisait du souci, à Londres, pour l’ancienne colonie, Lee Kuan Yew répondit dans une lettre: «Ne vous inquiétez pas. Mes collègues et moi sommes des personnes saines et rationnelles avec nos moments d’angoisse. Nous mesurerons toutes les conséquences possibles avant d’entreprendre la moindre action sur l’échiquier politique.»
«Ses collègues et lui», c’était peu de monde: cinq ou six personnes pour décider, deux cents pour relayer et deux mille au sein de son Parti d’action populaire (PAP) pour exécuter. Le régime était voué à l’élitisme. Le paternalisme autoritaire n’était pas loin.
Née d’un imprévu, Singapour a été prise en main par cette petite élite éclairée condamnée à l’urgence. Lee Kuan Yew avait 42 ans. Descendant d’une riche famille de marchands chinois d’esprit multiracial, éduqué en Angleterre, converti à la social-démocratie au contact des syndicats dont il avait été l’avocat, il entreprit d’inventer la cité-Etat. Elle était pauvre, malsaine, mal élevée. Il y avait tout à faire. «En cet âge de technologie et de science moderne, disait-il, 2 millions de personnes peuvent réussir tout autant que 20 mil-lions à travers une organisation rationnelle et un effort déterminé et discipliné.»
Ces 2 millions de Singapouriens, Chinois en majorité, le premier ministre les a vus comme une chance: «L’avantage que Singapour possède, c’est de ne pas avoir de population rurale attardée, entravée par la superstition, par des pratiques religieuses, et inhibée par des méthodes de travail traditionnelles. A la place, nous avons une communauté urbaine compacte, bien éduquée, une société de migrants attachés à une performance élevée et exaltés par la perspective de récompenses importantes.»
Le pari n’était pas évident. Le gouvernement suisse, qui avait rapidement reconnu l’indépendance de Singapour, n’était pas pressé d’y déléguer une représentation. En plus de ses doutes quant à l’avenir économique de la nouvelle cité-Etat, il se méfiait de son apparente proximité idéologique avec le bloc communiste. Il se trompait. Dans un discours au congrès de l’Internationale socialiste à Zurich, en octobre 1967, Lee Kuan Yew déclarait que la solution à l’exploitation n’était pas le socialisme ni même seulement la redistribution des richesses, mais l’éducation morale et académique, la discipline et le travail. Vingt ans plus tard, en 1987, quand la preuve était faite qu’il n’avait pas parlé en l’air, le Conseil fédéral ouvrait une vraie ambassade à Singapour. L’île était en passe de devenir une copie du modèle qu’elle cherchait en 1965: une Suisse en Asie.
Lee Kuan Yew et sa petite bande de «collègues» ont réussi à «faire Singapour», défiant les augures. Ils ont déployé avec obstination et sévérité le programme économique de la social-démocratie, en chargeant ses bénéficiaires d’une dette de reconnaissance sous forme d’obéissance et de loyauté. On ne naît pas Singapourien, on le devient par le sacrifice d’une dose de liberté aux exigences du fondateur. Dans les discours officiels et dans la presse, le thème de la survie, par la performance et l’effort, est sans cesse à narguer celui du déclin, fruit du relâchement. Entre opposition et trahison, la distance est minime.
Singapour se voit comme une création de la vaillance et de la sagesse humaine. Stamford Raffles, le Britannique qui y a planté le drapeau de Sa Majesté en 1819 avant d’y planifier une ville et de lui donner une Constitution, y est célébré comme le père du modèle économique: n’a-t-il pas amené là, contre la tradition du monopole colonial, «la liberté de commerce la plus grande possible, des droits égaux pour tous, accompagnés de la protection des propriétés et de la personne»? Sa statue, que les anticolonialistes voulaient abattre à l’indépendance, en 1959, est non seulement monument national mais elle a fait des petits dans la ville. Les rues continuent de porter les noms des gouverneurs qui se sont succédé, comme s’ils avaient leur rôle historique dans ce qu’est devenue Singapour. Tandis que les luttes sociales des années 1930, la résistance à l’occupation japonaise, l’état d’urgence après 1945, les luttes de partis sont autant de moments de désordre impropres à paraître dans l’édification de la mémoire nationale. L’histoire de Singapour ne saurait être que celle de ses réussites.