Cet été, «Le Temps» a confié ses espaces dévolus aux opinions à six personnalités, chacune sur un thème et une semaine. Le philosophe Martin Morend anime cette cinquième semaine, consacrée à son sujet de prédilection. Retrouvez toutes les contributions de ses invités.

Si quelque chose indispose les philosophes, c’est bien l’irrationalité. Cet agacement ne date pas d’hier. Pour Aristote, adopter un comportement irrationnel, c’est s’avilir, puisque c’est la faculté d’agir rationnellement qui élève l’espèce humaine au-dessus des autres espèces animales. Les philosophes et théologiens médiévaux lui ont emboîté le pas sur ce sujet. Et le zèle rationaliste caractérisant le siècle des Lumières est une composante de l’histoire occidentale que personne ne peut ignorer. Au-delà de la contrariété qu’elle suscite, l’irrationalité est une notion dont les contours précis sont encore mal connus. Qu’est-ce que, précisément, un comportement irrationnel? Par exemple, est-ce que la pratique d’un sport tel que le base-jump («une entreprise téméraire absolue» au sens de la Suva) est irrationnelle?

Le paradigme du base-jump

Il n’y a pas, il me semble, de réponses absolument évidentes à cette question. Certains concepts sont plus faciles à manipuler que d’autres. Nous n’éprouvons pas de difficultés particulières à identifier un carré, un hot-dog ou une chaise longue… Ce que l’exemple du base-jump montre est que l’irrationalité est une notion plus complexe. La réflexion philosophique permet (souvent) de dépasser cette incompréhension initiale et de saisir conceptuellement ce qui nous échappait jusqu’alors. Voyons comment celle-ci s’en sort dans le cas de l’irrationalité.

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Un principe méthodologique que les philosophes partagent avec les médecins et les policiers scientifiques (entre autres) consiste à privilégier les hypothèses les plus simples et à réserver l’examen des hypothèses compliquées au cas où les premières échoueraient. Ainsi, certains philosophes discutent actuellement la suggestion, apparemment assez simple, selon laquelle un comportement irrationnel est un comportement adopté sans raison. Autrement dit, c’est l’absence de raison qui rend un comportement irrationnel. La difficulté que pose cette suggestion est celle de déterminer ce en quoi consiste une raison d’agir pour un individu. Il y a deux réponses possibles.

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Philosopher en grimpant le Rothorn

Selon la première, parfois appelée «factualisme», les raisons que nous avons d’adopter tel ou tel comportement sont des faits. Selon le factualisme, c’est le monde qui nous entoure qui nous fournit des raisons. Supposez, par exemple, que vous vous trouviez sur un sentier avec comme objectif d’atteindre le sommet du Rothorn. Chaque signal jaune qui jalonne les chemins de randonnée pédestre suisses est, selon cette première réponse, une raison. C’est une raison de prendre une direction plutôt qu’une autre. Selon le factualisme, il est irrationnel de ne pas suivre l’indication fournie par les panneaux, et cela même si vous croyez sincèrement que la flèche jaune a été mal posée. Ainsi, ce qui rend l’action de s’engager sur tel ou tel sentier irrationnelle ne dépend pas de ce que vous croyez être le cas. Ce qui compte, dans le factualisme, c’est ce qui est le cas.

La seconde réponse possible à la question de savoir ce en quoi consiste une raison d’agir est la réponse subjectiviste. La réponse subjectiviste prend le contrepied du factualisme dans la mesure où elle suppose que les raisons d’agir dépendent des opinions des individus. Selon le subjectivisme, chaque individu a les raisons qu’il croit avoir. Pour en revenir à l’exemple précédent, si vous êtes convaincu que les panneaux jaunes ont été mal posés, alors il est rationnel de prendre la direction opposée à celle qu’ils indiquent, et cela même si vous vous trompez, c’est-à-dire, même si la signalétique a été correctement installée. L’irrationalité d’une action est donc, selon le subjectivisme, une caractéristique subjective de l’action, une caractéristique qui dépend de la manière dont l’individu se représente le monde (et non pas de ce qui est réellement le cas).

Avantage au factualisme

Laquelle de ces deux conceptions de la rationalité et de l’irrationalité vaut-il mieux adopter? La réponse factualiste est, selon moi, la meilleure. En effet, le subjectivisme pose de sérieux problèmes lorsque les enjeux sont éthiques. Est-il rationnel de refuser une chimiothérapie à son enfant (dont l’efficacité est reconnue scientifiquement) sous prétexte que l’on ne croit plus en la médecine? Le partisan du subjectivisme doit répondre que cela est rationnel. Mais il me semble que la seule réponse acceptable est: «Non. Refuser le traitement est irrationnel dans ces circonstances.» Seul le factualisme est compatible avec ce qui me paraît être la seule réponse admissible parce que, selon cette théorie, la rationalité des actions ne dépend pas des opinions des individus.

Une conséquence un peu fâcheuse du factualisme est que l’irrationalité devient inévitable. Personne n’est à l’abri, ni vous, ni moi, de prendre une décision irrationnelle. En effet, il y a des faits que l’on peut «rater» même avec la meilleure volonté de monde. Lors d’une randonnée, il nous arrive d’être inattentifs, de manquer un panneau et de partir dans la mauvaise direction, nous accomplissons alors une action irrationnelle sans le savoir et sans être vraiment capable de faire autrement.

De la nécessité de dormir

Est-ce grave? D’abord soulignons que la conclusion selon laquelle nous adoptons régulièrement des comportements irrationnels n’est pas seulement une conclusion philosophique. C’est une thèse d’économie comportementale largement acceptée de nos jours. Deux réactions me paraissent envisageables: le fatalisme ou la saine autocritique.

Dans la réaction fataliste, l’irrationalité est comparée à une contrainte physique, par exemple la nécessité de dormir. Nous devons considérer l’irrationalité comme faisant partie intégrante de notre nature au même titre que le besoin de sommeil. A ce titre, il ne fait pas sens – poursuit le fataliste – de la combattre, pas plus qu’il ne fait sens de tenter de se débarrasser complètement de notre besoin de sommeil.

Les vertus de la saine autocritique

Je crois que la réaction fataliste est dangereuse. Les décisions irrationnelles nous font perdre de l’argent, du temps, voire des vies. On ne peut accepter l’irrationalité sans sourciller. La bonne réaction est celle de la saine autocritique. Par «saine», j’entends «modérée». Il ne s’agit pas de nous arrêter sur chacune de nos décisions. Seules celles qui sont particulièrement importantes méritent un temps d’arrêt. A en croire le factualisme, nous devons alors nous méfier de nos propres opinions et nous demander si le monde contient vraiment les faits qui rendent notre décision rationnelle. Finalement, c’est bien cela l’autocritique.


*Professeure assistante de philosophie théorique à l’Université de Zurich

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