Ces notions doivent être expliquées parce que les lecteurs ne connaissent pas spontanément le fonctionnement du marché du livre. La libéralisation entraîne l’augmentation du prix de 95% des livres qui sont vendus en petites quantités, alors que le prix des best-sellers baisse. C’est ce qui a été constaté en Suisse romande puis en Suisse alémanique. Les offres spéciales brouillent le paysage en faisant croire que le livre ne coûte pas grand-chose, comme si la recherche qui a précédé l’écriture d’un livre n’existait pas. De plus le lecteur ne sait pas que l’argent des best-sellers sert, chez un éditeur sérieux, à financer d’autres livres, toute une série de projets créatifs dont il ne peut pas être sûr qu’ils atteignent leur public avant longtemps. Ainsi va la vie culturelle, qui est faite de risques, celui des écrivains et celui de ceux qui font connaître leurs œuvres. Il faut regarder l’ensemble des résultats sur plusieurs années ou décennies dans le monde du livre, et observer l’édifice qui se construit dans une langue et un lieu ou au contraire qui se démolit.
La diversité et la qualité des livres donnent une plus-value à un pays, à son patrimoine. Avec le marché libre, on tombe dans le rétrécissement d’horizon de tout un secteur qui est essentiel à nos connaissances et on sape l’énergie et le renouvellement du marché. Ce n’est pas pour rien que nos voisins ne le pratiquent pas, ce marché libre. Ils sont fiers de défendre la culture de leur pays et de leur langue.
Si Ramuz publiait aujourd’hui La Grande Peur dans la montagne, dans le marché tel qu’il est, il n’est pas sûr que ce livre ni son auteur puissent aller leur chemin, l’éditeur abandonnerait peut-être quelqu’un qui serait peu connu à Paris et dont le style serait jugé bizarre, en avance ou en retard sur son temps.
La majorité des livres qui sont vendus en Suisse sont publiés dans des pays où le livre est protégé par une loi d’exception culturelle, la France, l’Allemagne, l’Autriche, où la librairie est dynamique. Nous voyons aujourd’hui que dans ces pays-là, de nombreux jeunes entrepreneurs libraires de 30 à 45 ans se lancent, ouvrent des enseignes. C’est un métier qui tente ceux qui aiment le livre, qui ont le goût d’innover: monter des rencontres, offrir des lieux accueillants, développer des pôles d’intérêt, sur les villes, la poésie, la littérature étrangère, la science-fiction etc. Ici, ces acteurs de la vie culturelle ne peuvent pas se renouveler, ceux qui aiment ce rôle ne pourront pas tenir longtemps, il n’y a plus de perspectives professionnelles et par conséquent plus de dynamisme possible. Ici, éditeurs et libraires n’ont pas d’horizon en tant qu’entrepreneurs.
Pour que la Suisse, qui est notre lieu de travail d’éditeur, soit de nouveau dans le droit fil de sa tradition – elle était un des pays les plus actifs dans l’édition en Europe au XVIIIe siècle –, nous sommes disposés à expliquer sans relâche à tous ceux qui utilisent et aiment les livres qu’une loi d’exception culturelle est un bienfait pour le pays.
Et en plus, le contrôle que la loi va instaurer sur les prix des livres importés les fera baisser à une norme acceptable, enfin. Que veut-on de mieux?