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Livre politique. L'Europe perturbée par ses frontières: le regard critique et lucide d'une diplomate française et géorgienne

L'ex-ministre des Affaires étrangères géorgienne déplore le manque de courage d'une Europe qui hésite à définir ses limites et son identité. Comme la Russie, pour d'autres raisons.

Salomé Zourabichvili. Les cicatrices des Nations - L'Europe malade de ses frontières. Bourin, 179 p.

En publiant, fin juin, cet essai combatif, Salomé Zourabichvili, diplomate franco-géorgienne, devinait-elle l'orage qui allait s'abattre sur son pays? Rien ne l'indique mais, en mettant le doigt sur la question récurrente des frontières en Europe et de l'Europe, elle le prépare en quelque sorte. Comme un coup de semonce à une Europe endormie, la guerre qui vient d'éclater dans le Caucase nous parle - dans les larmes et le sang, dans les hourras des minorités abkhaze et ossète - de ce problème lancinant. Protégeant, prétendument, des minorités opprimées, et au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, Moscou grignote les frontières.

Idée centrale de cette ex-ministre des Affaires étrangères de Géorgie: l'Europe est travaillée par une contradiction profonde et hautement nuisible. De tout temps, de Charlemagne à Jean Monnet, en passant par Frédéric II, Napoléon, Hitler ou le Churchill du discours de Zurich, elle a rêvé d'un grand ensemble abolissant les frontières. Mais sans cesse, comme un retour du refoulé, sont réapparus démembrements successifs et divisions à l'infini, recoupant identités ethniques, cultures et religions: «Le Graal est bien là, avec sa contradiction intrinsèque: vouloir toujours plus d'unité, mais sans jamais renoncer à plus d'identité.»

En passant de six à vingt-sept membres, en s'étendant à la fois au sud, au nord et à l'est en un demi-siècle, l'Union européenne incarne ce rêve, et Salomé Zourabichvili note que cet élargissement lui tient - et avec quel succès - de politique étrangère. Il lui sert de finalité, de vecteur d'influence dans le monde. Instrument de stabilité continentale, l'élargissement est encore un formidable instrument de prospérité pour les ex-satellites de l'URSS. Cependant, cette magnifique marche en avant, étayée par la démocratie et les droits de l'homme, rencontre aujourd'hui un double obstacle. C'est d'abord de savoir où s'arrête la frontière de l'Europe et qui admettre encore dans le club. A ne pas décider, à sans cesse tergiverser sur le sort des candidats restants - Turquie, Caucase et Ukraine -, l'UE se prive elle-même de sens, elle ne fait que nourrir ses divisions internes. On en déduira que l'Europe peut s'arrêter dans ses frontières actuelles, mais ne doit plus atermoyer.

Autre nuage qui s'amoncelle: les Accords de Schengen, illustration même de l'abolition des frontières dans une Europe qui ferait songer à celle d'avant 1914. Plus de douaniers, plus de contrôles policiers... Or cet ambitieux projet tourne aujourd'hui à la fermeture, au verrouillage extérieur. On rêvait d'ouverture. Mais, au nom de la sécurité collective - surtout depuis le 11 septembre 2001 -, on dresse des murailles aux candidats à l'entrée de l'UE, vite taxés d'«illégaux». Il est bien oublié, le beau principe de libre circulation arraché à Brejnev et inscrit dans l'Acte final d'Helsinki en 1975. Bref, «l'Europe hésite entre une frontière qui la projette et une frontière qui la protège».

La seconde partie de l'essai s'ouvre sur trois cas éloquents: le Kosovo, en premier, dont l'indépendance octroyée semble gravissime à notre diplomate. Non seulement parce que cette proclamation qu'on a imposée à Belgrade peut servir de précédent (Moscou, on le voit, ne s'en est pas privé), mais aussi parce que, dans cette affaire, l'Europe se nie elle-même: au lieu de conduire une Serbie rendue à la démocratie et intégrée aux 27 à protéger son importante minorité albanaise, on est revenu à la conception qui fut celle de Wilson à la fin de la Grande Guerre, de faire coïncider ethnies et frontières. En opposant nationalités et nations, Staline n'agit pas autrement, pour d'autres fins. Le risque, ici, est évident, celui d'un émiettement à l'infini et d'une pluie d'Etats mono-ethniques, en lieu et place d'un effort d'intégration et de démocratie.

La Turquie, ensuite. Notre diplomate, sans revenir sur tout le débat qui entoure sa candidature à l'Union européenne, souligne les risques qu'engendrent les hésitations des 27. Jusqu'ici, l'aspiration européenne des Turcs a fait bouger les lignes, en matière de droits de l'homme et de prise en compte des minorités. Mais, dans le même temps, «chaque crise dans la négociation, chaque incertitude dans les décisions de Bruxelles engendrent des effets délétères».

Enfin, l'essai trouve dans le cas russe des pages brillantes. Car l'auteur éclaire la singularité du rapport que ce pays-continent entretient avec ses frontières. Pour l'auteur, cette relation relève davantage de la psychanalyse que du politique: Moscou, «comme un adolescent qui doit savoir à un moment donné où passent la ligne de son monde, de sa liberté de choix et celle de sa famille et de la société» hésite à figer ses confins, rétrécis à la chute du communisme. Et faute de savoir où s'arrête sa nouvelle frontière, ni l'autre et l'ailleurs, la Russie en devient «un Etat, forcément, intrinsèquement incertain de lui-même, et donc sans cesse sur la défensive et l'offensive». D'où sa difficulté à se moderniser, à muter, à devenir un Etat normal, soucieux de son développement intérieur. Et non obsédé, constamment, par ceux qui l'entourent. De là découle son incapacité à se forger une position claire et définitive à l'égard de l'Europe. «Des interdits, certes, mais de définition positive, point.» De là vient sa constante indécision touchant sa relation géographique avec la Géorgie, dont elle reconnaît en principe l'indépendance, mais ne fixe toujours pas la frontière commune.

On l'aura compris: cette oscillation, curieusement, n'est pas sans faire songer à celle de l'Europe. Affaire d'identité inachevée, sans doute: «A force de ne pas se laisser cerner par une frontière, la Russie s'empêche de grandir et d'accéder à l'âge de raison de la croissance étatique.» Un comportement (c'est nous qui le soulignons) à l'inverse de celui d'Atatürk, qui sut renoncer à des pans entiers d'un empire disséqué et fixer clairement les frontières de la Turquie pour en faire un Etat moderne et puissant.