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Loi CO2: la Suisse a (de nouveau) rendez-vous avec l’anthropocène

OPINION. Ethiques de la responsabilité et de la conviction s’affronteront dans les urnes, sachant que le système politique suisse favorise une lenteur que proscrit le système Terre, écrit l’historien et enseignant Grégoire Gonin

Raffinerie pétrolière. Singapour, 2016. — © Edgar Su/Reuters
Raffinerie pétrolière. Singapour, 2016. — © Edgar Su/Reuters

Cinq ans après le refus de l’initiative «verte», la votation capitale du 13 juin révèle combien les mentalités évoluent lentement dans la prise de conscience de la gravité de l’état de la planète. De reprendre à l’identique le titre de notre réflexion de 2016 (lire LT du 16.9.2016).

Le feuilleton des terrasses et l’accès au vaccin, à la fois sésame aérien estival escompté et obstacle à tirer la leçon des causes de la pandémie, ont éclipsé la baisse de 0,6% des émissions de CO2 en Suisse l’an passé, qui repousse à l’an 2175 leur éradication. Rappelons qu’échappent par «miracle» comptable aux 46 millions de tonnes de 2020 celles produites à l’étranger par la consommation suisse, soit 70% du total (OFEV, Changements climatiques en Suisse). Hors bilan aussi, les agissements destructeurs de la place financière, qui multiplient par 20 les dégâts. Il se trouve pourtant encore des voix pour entonner la «rhétorique de la petitesse», selon la formule de l’historien Sébastien Guex, et dénier ainsi la puissance d’un «petit pays» qui en 2021 atteint son Jour du dépassement le 11 mai déjà.

Lire ** aussi: **Loi sur le CO2: la Suisse se met au chevet du climat

Absolument nécessaire mais totalement insuffisante

Alors que les différences entre les conséquences d’un réchauffement de 1,5 ou de 2 degrés donnent le vertige, l’objectif même de l’Accord de Paris se révèle de plus en plus chimérique, la trajectoire actuelle augurant d’un +3 °C en 2100. Les émanations mondiales ont, elles, doublé depuis la Conférence de Rio (1992) ou la première des 25 COP, en 1995. Mis bout à bout, les fils de l’actualité locale et mondiale saisissent d’effroi: disparition d’ici à 2050 du glacier des Diablerets cher à Gilles et sa Venoge, «record» historique de 420 ppm de gaz carbonique mesuré sur une île isolée du Pacifique, incendies de forêt dans plusieurs cantons mi-avril ou fin confirmée de la fonction de puits de carbone de la forêt amazonienne. Qui pourtant a lu, notamment parmi les opposants à la loi, la fraîche synthèse de Michel Magny, L’Anthropocène («Que sais-je?»), équivalent de haut vol des infographies de l’Atlas de l’Anthropocène (2019)? Les médias, eux, n’en ont eu cure: certains trouvaient même plus judicieux de prodiguer des conseils à leur lectorat pour «réussir» à décoller à Pâques.

Sans surprise, la marchandisation de la nature n’empêche pas la croissance des émissions

Absolument nécessaire mais totalement insuffisante, la loi déroute intellectuellement. Attesté au plus tard au début du XIXe siècle, le principe du pollueur-payeur marque une césure dans la lutte environnementale. Les sanctions pécuniaires succèdent aux interdictions de principe d’activités nocives: «Il ne s’agit plus de protéger la santé publique, mais l’industrie», constatent François Jarrige et Thomas Le Roux (La Contamination du monde, 2017). Sans surprise, la marchandisation de la nature n’empêche pas la croissance des émissions. Les importateurs suisses de véhicules n’ont ainsi que faire de pénalités risibles quand il s’agit d’écouler des divisions de chars d’assaut rebaptisés SUV.

Le Nord présente au Sud sa facture écocidaire

Autre fable, les «compensations» carbone. En 2016, l’Öko-Institut révélait que seuls 2% des projets du genre satisfaisaient l’efficience vantée avant coup. Un tel mécanisme constitue un trafic (fossile) d’indulgences néocoloniales. Le Nord présente au Sud sa facture écocidaire tout en condamnant celui-ci à ne jamais rejoindre le camp des nantis. Que 15% des réalisations soient prévues en Suisse (car bien plus coûteuses) permet de nier nos comportements plutôt que de les modifier à la racine. On peut voir en la «neutralité» carbone un pic de supercherie lexicale, dès lors qu’elle ne signifie en rien réduction des émissions. Et l’historien Jean-Baptiste Fressoz de montrer dans ses travaux que le concept de «transition» énergétique est dépourvu de toute réalité historique, les sources d’énergie n’ayant fait que s’additionner: l’industrie extrait davantage de charbon annuel au XXIe siècle qu’au précédent, de même qu’elle avait abattu plus de bois au XIXe que sous l’Ancien Régime. Les utopistes continuent pourtant de croire en la technique rédemptrice.

Dommage, enfin, que ceux défendant des familles écrasées de taxes ne soutiennent un montant non pas fixe mais exponentiel. Qui gagnant plus polluant davantage, à 1000 francs le 2e vol annuel ou 50 centimes le km au-delà du 2000e (mais corrélé à un indice de desserte en transports publics), c’est l’excès plus que l’usage qui serait sanctionné. Les réfractaires taisent en outre la hausse constante des dépenses non essentielles (voyages, objets électroniques, etc.), à lourd bilan écologique, et s’accommodent d’un dispositif dont le secteur aérien (ab) use à l’interne, telle la taxe aéroport. Ethiques de la responsabilité et de la conviction s’affronteront dans les urnes, sachant que le système politique suisse favorise une lenteur que proscrit le système Terre.