Il courait. Souvenez-vous. Il arrivait d’un pas alerte sur les scènes de sa campagne stupéfiante, promettant à la France lasse un retour d’optimisme et d’espoir, par une transformation qu’il baptisait révolution. Ce serait sans doute difficile et douloureux, mais personne – c’était son objectif – ne serait plus assigné à résidence par sa naissance dans un quartier ou dans une classe. Ses «marcheurs» couraient aussi, dans les villes et dans les bourgs, frappant aux portes pour constituer une sorte de cahier de doléances, et tout cet engouement avait fini par faire d’eux les maîtres de la France.

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Puis, le jour de son entrée en fonction, dans la grande cour du Louvre, Emmanuel Macron a cessé de courir. Il s’est mis à marcher d’un pas lent, théâtralement lent, pour manifester qu’il était désormais une autre personne, chargé de l’autorité de l’Etat qu’il voulait restaurer jusque dans son absurde centralité. L’artifice de cette démarche ralentie sautait aux yeux.

Et le président, cet homme nouveau, ne parlait plus guère, sauf dans des occasions solennelles. Il goûtait aux ors de Versailles, et à la démonstrative pompe militaire de la Fête nationale sur les Champs-Elysées. Il y avait même convié Donald Trump, apparemment convaincu qu’il pourrait, à force de flatteries et d’embrassades, influencer les décisions du fantasque président républicain. Cette illusion-là a duré jusqu’à la visite à la Maison-Blanche, quelques mois plus tard, quand Trump a fait mine d’ôter une poussière sur le veston de son hôte, parce qu’il voulait que «son petit Français» soit parfaitement présentable. Le ridicule s’ajoutait à l’artifice.

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Le «président des riches»

Au-dedans, le jeune président à pas lents donnait l’impression de ne plus marcher au rythme de son peuple. Ses atouts ont commencé à se retourner contre lui: sa jeunesse même, où on a vu un reste d’adolescence avec sa voix un peu haut perchée, son aisance intellectuelle qui passe mal au zinc du coin de la rue. Les maires, ces porte-voix du terrain profond, se sont mis à murmurer que l’Elysée ne leur répondait plus, se pliant ainsi à cette aberration acceptée par tous (y compris le président) selon laquelle le chef de l’Etat serait aussi quelque part le gestionnaire responsable des 35 000 communes françaises.

Dans ce pays abîmé par l’acceptation du chômage de masse, des petits salaires et des petits revenus, il n’est pas surprenant que l’étincelle soit venue de la bagnole

Cet éloignement a peu à peu donné naissance, dans quelques territoires, à du désamour, puis à de la détestation attisée par les oppositions que le blanc-bec avait rendues soudain obsolètes. Il est devenu par un matraquage incessant «le président des riches» (plus de trois millions d’occurrences sur Google!) pour avoir sans trop de précautions et de pédagogie fait voter des réformes qu’il avait proposées avant d’être élu.

Cette hostilité, comme dans une sorte de tragédie grecque, a trouvé son porte-parole extrême, le tonitruant François Ruffin, dans la proximité du président lui-même. Le député insoumis et Emmanuel Macron, qui ont presque le même âge, ont grandi dans la même ville (Amiens), assis sur les bancs du même lycée jésuite de La Providence. Et Ruffin, cette sorte de Michael Moore français adoré des caméras, développe depuis un an et demi une logorrhée haineuse qu’on entend rarement en démocratie: à longueur d’interviews et de tribunes, il annonce à son ancien camarade de lycée qu’il est «haï, haï, haï» (12 fois, par exemple, dans un texte de 30 lignes).

Une facture à la mesure de la déroute

Dans ce climat de passions attisées, chaque propos un peu raide du président qui parle peu devient un boomerang. Et Emmanuel Macron, qui peut disserter sur les destinées de l’Europe comme un philosophe, sait aussi parler cru, et il a sans doute pensé au début qu’on mettrait cette franchise à son actif. Erreur coûteuse: il n’est pas simple député, sa voix descend du palais. Toutes ses sorties (les «Gaulois réfractaires au changement», les «premiers de cordée» loués, l’emploi qu’on trouve en traversant la rue, les «fainéants» et le «pognon de dingue» de la protection sociale), souvent prises hors de leur contexte, forment un poison à large rayon d’action.

Dans ce bouillon de défiance, puisqu’il s’agit de la France, il n’est pas étonnant qu’une déflagration se soit produite. Et dans ce pays abîmé depuis longtemps par l’acceptation du chômage de masse, des petits salaires et des petits revenus, il n’est pas surprenant que l’étincelle soit venue de la bagnole: la raisonnable limitation de la vitesse à 80 km/h imposée sur les petites routes aux «Gaulois réfractaires»; une taxe sur l’essence dont la destination était dissimulée sous un cache-sexe écologique.

Trop d’imprudences sans vraies paroles, trop de haines cultivées. Emmanuel Macron, bien avant son mi-mandat, est contraint de distribuer 10 milliards d’euros pour tenter d’apaiser une révolte: la facture est à la mesure d’une déroute. Mais l’homme qui marche lentement promet de courir de nouveau: il va aller voir les maires (35 000?) pour renouer des fils cassés. Si le feu s’apaise, resteront les braises, et les incendiaires. Le risque est que toute nouvelle tentative de réforme soit saisie comme un lance-flammes contre l’Elysée.

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