Opinion
Julie Bousquet, blogueuse, rédactrice et cuisinière, estime que notre rapport à la viande plonge ses racines dans des instincts et des rites constitutifs de notre humanité. Un plaidoyer pour le désir de viande

Dans des sociétés d’abondance où la survie n’est pas en jeu, je suppose qu’il n’est pas indispensable de manger de la viande (son apport nutritionnel peut être remplacé). Les raisons pour ne pas arrêter de manger de la viande seraient donc de l’ordre de la culture, de l’émotion.
C’est mon instinct qui me dicte de manger de la viande, la théâtralité autour de cet aliment, un certain sens sacrificiel qui semble accompagner l’humanité depuis ses mythes fondateurs. J’aime le goût de la viande rouge, comme un enfant que j’ai entendu demander si la viande cuisinée était sanglante car il «adore le goût du sang».
Manger fait partie de ce chemin non linéaire qui va de la vie à la mort en passant par l’échange, le partage, la procréation, la lecture, la parole, la danse, la flânerie. Manger de la viande c’est prendre acte symboliquement d’une certaine cruauté de la vie.
Plus prosaïquement, les êtres humains ont des régimes alimentaires correspondants à leur physiologie, herbivores, carnivores ou omnivores. Les hommes sont des animaux omnivores.
Par conviction ou par croyance, on peut en venir à un régime sans viande, c’est certain. Je suis admirative de ceux qui font ce choix, de leur conscience morale et politique.
La viande est rituelle dans notre culture judéo-chrétienne. Elle fait l’objet d’un partage, rythme les fêtes: la plupart de nos traditions s’articulent autour de règles qui transmettent ce rapport symbolique à la viande. Je suis de ceux-là, vous l’aurez compris, qui ont eu le besoin de se poser la question et qui en sont revenus.
Manger de la viande ne doit surtout pas se faire à n’importe quel prix. Je la choisis comme je choisis mes fruits, de saison, je le fais de façon consciente, impliquée, concernée, respectueuse du vivant. Ma viande je la paie cher, elle a été élevée avec de l’herbe, surtout pas en élevage intensif, elle a un nom, autant que possible eu le temps de vivre une vie digne. Manger de la viande peut être un acte écologique aussi. L’agriculture peut être aussi intensive et néfaste que l’élevage. Elle ne sauve rien. Quelle différence entre la mort d’un écosystème et celle d’un animal?
C’est manger industriel qui est mauvais, pas la viande en soi.
Certains n’ont jamais aimé la viande, moi si. Cela évoque chez moi des trajets en voiture dans le Péloponnèse, sans climatisation, à quatre à l’arrière, l’arrivée bientôt, et sur le bord de la route, une vision merveilleuse: un paysan à côté d’une rôtissoire qui contient un unique cochon de lait en train de griller, la peau croustille, c’est savoureux, quel plaisir!
Ce jour-là, j’étais prédateur-chasseur, j’avais marché jusqu’à ma nourriture. J’avais pisté le meilleur aliment. Je n’ai rien détruit, j’ai pris mon tour.
Un plaisir rond, complet, englobant, que l’on peut éprouver au moment des premiers barbecues, quand on sert à ses invités cette viande cuite pendant 8 heures au four. Il est possible de saisir que ce qui a à voir avec le plaisir de manger, c’est avant tout profiter de la vie, avoir le goût de l’élégance et rejeter la servitude. Un plaisir animal certes.
Il y a enfin dans la consommation de la chair une sorte de compréhension profonde de notre condition d’être vulnérable. Et jouir de la vie (à pleines dents!) c’est aussi accepter la mort, de tuer pour vivre. Quand on se réunit à Pâques pour partager un agneau, on reconduit un cycle qui se perpétue depuis des millénaires. Le plat est alors un sacrifice qui donne son sens à plein d’autres choses. Cette liturgie se fait bien autour de la viande, la viande est centrale – d’ailleurs ce n’est pas pour rien que ce qui est servi à côté, on le nomme l’accompagnement.
Il ne s’agit pas de dominer ou d’exploiter le vivant, mais de vivre en ayant conscience de la valeur de la vie. Ne pas manger aveuglément, manger de la viande de manière éclairée. Je me souviens d’une fermière qui avait une chèvre qui lui donnait du lait. Un jour elle a eu la patte cassée. La fermière a tué sa chèvre et l’a mangée en la remerciant. Il ne s’agit pas de manger ses propres animaux domestiques mais d’être éclairé. Et puis la terre à qui on offre du fumier, a comme moi besoin de sang et d’os. Arrêter la mort tuerait la vie. Alors je continue de manger de la viande et c’est un plaisir infini.
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