A priori, j’ai plutôt de la sympathie pour la figure publique de Mark Zuckerberg, multimilionnaire en hoodie, jeune papa ému par la naissance d’un bébé longtemps attendu, qui, soudain, trouve une raison de prendre ses responsabilités face au monde. Au fond, je ne dois pas être insensible à un certain storytelling, même pré-fabriqué par une armée d’avocats et de communicants. Mais alors, pourquoi ai-je ressenti ce vague dégoût agacé au moment de lire la promesse, faite à sa fille et à la terre entière, de consacrer le 99% de sa fortune en action à «l’élaboration d’un monde meilleur»?

D’abord, sans doute, parce que je ne suis pas américaine. Je n’ai pas cette culture du «philantrocapitalisme» qui remonte à Andrew Carnegie et John Rockefeller, passe par Warren Buffet et Bill Gates, et constitue l’une des émanations du fameux rêve fondateur de ce pays. A la croisée de l’éthique protestante et du mythe du self-made man, il y a cette figure de l’homme, responsable devant Dieu de poursuivre son oeuvre sur terre, qui devient riche et puissant, non seulement pour son propre intérêt, mais aussi celui de la communauté. Or, comme le rappelait Pierre Haski dans Rue89, à la racine du «philanthrocapitalisme», il y a l’idée que les riches sont les mieux placés pour redistribuer efficacement les ressources utiles au mieux-être de tous, puisqu’ils ont parfaitement su gérer les leurs, de ressources, jusqu’à amasser ces fortunes colossales. Bien mieux placés que l’Etat, par exemple, ce vaste tonneau percé et inutile...

Fantasme de toute-puissance

C’est en ce point précis que je cesse d’avoir de la sympathie pour Mark Zuckerberg. J’ai bien lu sa lettre à sa fille. Il y développe sa vision personnelle de ce qu’est un monde meilleur. Santé, éducation, recherche et innovation, égalité des chances, rien ne manque… Seulement, dans ma conception du monde, ces domaines-là sont des objets politiques, dont chaque individu délègue la responsabilité à l’Etat, dans le cadre d’un processus démocratique. L’essentiel étant, ensuite, que les institutions disposent des ressources suffisantes pour accomplir le bien de tous et de chacun.

Lorsque, d’une main, les ultra-riches font tout pour ne payer aucun impôt, et de l’autre, créent des fondations philanthropiques qui ne sont que des véhicules d’investissements ayant vocation à se substituer aux Etats, j’ai juste envie de dire qu’il y a grosse contradiction. Et que, dans cette contradiction, se joue quelque chose comme la réalisation capricieuse d’un fantasme de toute-puissance.

Je sais quelque chose des questions que l’on se pose au moment de livrer un enfant à un monde que l’on juge imparfait. Dans cette perspective, j’aurais moi aussi envie de prendre de grands engagements. Par exemple, je m’engage ici solennellement auprès de mes enfants, et des générations à venir, à déclarer l’ensemble de mes revenus à l’administration fiscale et contribuer par mes impôts, c’est-à-dire avec humilité, au mieux-être de la société. C’est juste dommage que tous ceux qui pensent et font comme moi n’aient jamais l’envergure financière d’un Mark Zuckerberg.

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