La maturité ne condamne pas à une vie en marge du marché du travail!
Opinion
Daniel Oesch, professeur, et Maïlys Korber, doctorante à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, démentent les hypothèses relayées dans ce journal par Roger Piccand au sujet du sous-emploi qui menacerait les universitaires

Dans le débat sur la formation en Suisse, deux maux sont régulièrement pointés du doigt. Un premier problème, soulevé par les milieux économiques, concerne le taux de maturités jugé trop élevé en Suisse romande. En préparant de futurs «universitaires qui ne comprennent rien au marché du travail» (Le Temps du 9. 5. 2016), les lycées romands formeraient trop de jeunes inadaptés au marché du travail.
Un deuxième problème, soulevé par les milieux académiques, a trait à l’apprentissage et son focus trop étroit sur des métiers souvent très spécifiques. Si un apprentissage prépare bien pour le début de la carrière, les sceptiques craignent que les compétences liées à une profession précise, apprises avant l’âge de 20 ans, se révèlent obsolètes à l’âge de 50 ans. La Suisse propose des apprentissages dans plus de 200 métiers – et certains d’entre eux disparaîtront sous l’influence du progrès technologique.
Maturité et bas taux de chômage
Quelle est la valeur empirique de ces deux craintes? Sur la base de l’Enquête suisse de la population active et du Panel suisse de ménages, nous avons examiné comment évoluent l’emploi et les salaires tout au long du parcours de vie pour différents types de formation*. Nos résultats montrent qu’une maturité ne condamne nullement à une vie à la marge du marché du travail. Les personnes ayant une maturité comme plus haut niveau de formation affichent un taux d’emploi élevé et un taux de chômage bas. Quant à l’apprentissage, nos résultats montrent que les travailleurs ne sont pas fatalement pris de vitesse par le changement structurel. Leur taux d’emploi reste élevé et leur taux de chômage bas au-delà de l’âge de 50 ans. Ainsi, tant le certificat fédéral de capacité (CFC) que la maturité protègent bien contre le chômage.
En revanche, le bilan de l’apprentissage est plus nuancé au niveau des salaires. Si la formation duale facilite l’entrée sur le marché du travail, une maturité donne lieu à une progression salariale supérieure sur l’ensemble du parcours de vie. A partir de l’âge de 30 ans, les individus n’ayant qu’une maturité gagnent des salaires annuels plus élevés que leurs pairs au bénéfice d’un CFC.
La maturité plus avantageuse pour les femmes
Cependant, en pondérant les salaires par la probabilité de travailler tout au long du parcours de vie, nous observons des différences entre les hommes et les femmes. Pour les hommes, la maturité seule ne garantit pas un salaire plus élevé qu’avec un CFC. Par contre, pour les femmes, les salaires pondérés par l’emploi se révèlent supérieurs avec une maturité qu’avec un apprentissage.
Le système suisse de formation professionnelle offre donc aux hommes des perspectives économiques équivalentes à celles de la maturité, alors que pour les femmes la maturité est plus avantageuse. Ces différences se reflètent dans l’évolution des formations: en 1990, le taux de maturité des femmes a égalé pour la première fois celui des hommes (13.5% en Suisse). Depuis, le taux de maturité des femmes a augmenté continuellement pour atteindre 23.5%, alors que celui des hommes a stagné aux alentours de 17%.
Les sceptiques des deux camps se trompent
De toute évidence, les sceptiques dans les deux camps se trompent. L’alarmisme des milieux économiques face à un taux de maturité croissant manque de fondement empirique. Même la minorité des individus qui s’arrêtent après la maturité trouvent du travail et gagnent bien leur vie. De même, les détenteurs d’un CFC âgés de 50 ans et plus ne sont pas dépassés par le progrès technologique, comme le montre leur taux d’emploi élevé. Une formation professionnelle n’enferme nullement l’individu dans un seul métier; en Suisse, près de la moitié des gens ayant un CFC travaillent dans un autre métier que celui appris initialement.
Le talon d’Achille de l’apprentissage n’est donc pas l’employabilité à long terme, mais la faible progression salariale. Cela diminue l’attractivité de la formation professionnelle, car au moment de choisir une formation, les jeunes et leurs parents perçoivent les signaux du marché du travail. Pour renforcer l’attrait d’un apprentissage, il faudrait donc œuvrer au niveau de la politique salariale – plutôt que d’animer une polémique stérile contre la maturité.
* Korber, Maïlys & Oesch, Daniel (2016) «Quelles perspectives d’emploi et de salaires après un apprentissage?», Social Change in Switzerland no. 6 (juin). www.socialchangeswitzerland.ch
Daniel Oesch est professeur et Maïlys Korber doctorante à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne.
A lire aussi la tribune de Roger Piccand: «Ces universitaires qui ne comprennent rien au marché du travail».
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