Ma semaine suisse

Le mauvais réveil allemand

Début mars, après les premiers bruits de bottes russes en Crimée, Angela Merkel réussissait à arracher une petite concession à Vladimir Poutine. Le président russe acceptait la création d’une mission internationale sous les auspices de l’OSCE qui rapporterait sur la situation en Ukraine. L’Europe saluait les talents de médiatrice de la chancelière et voulait croire qu’il était encore possible d’éviter l’escalade. Personne ne semblait mieux outillé que l’Allemande pour faire entendre raison au maître du Kremlin.

Un mois plus tard et la Crimée annexée par Poutine, le réveil est brutal pour l’Allemagne qui n’a depuis les années 70 qu’un credo: dialoguer avec la Russie, rapprocher les gouvernants, les acteurs économiques et les sociétés civiles des deux pays. La chute pacifique du mur de Berlin, il y a vingt-cinq ans, avait conforté les Allemands dans leur conviction de tenir, avec la politique des petits pas jadis initiée par Willy Brandt, la juste réponse à l’ours russe. Or, de même que la construction du mur de Berlin fut un fait accompli non contesté par les Alliés, la prise de la Crimée en violation flagrante du droit international est un fait acté par l’Occident. Il n’y aura plus de retour en arrière. C’est un échec diplomatique allemand. Comment, à Berlin, a-t-on pu à ce point sous-estimer la violente réaction russe au Partenariat oriental que l’Union européenne voulait signer avec l’Ukraine? Chargé de coordonner les relations entre les deux pays aux Affaires étrangères à Berlin, Gernot Erler s’est déclaré «bouleversé» et a concédé s’être trompé: «Je suis un ami de la Russie qui a cru que le pouvoir russe attachait beaucoup de prix à ce que pensait l’opinion mondiale et aux bonnes relations avec les autres pays.»

Faut-il voir dans ce mea culpa le signal d’une prochaine inflexion allemande à l’égard de Moscou? Comme premier partenaire économique de la Russie, l’Allemagne conserve un sérieux atout: la menace de geler les échanges commerciaux entre les deux pays. Le patronat allemand – plus de 6000 entreprises ont investi 20 milliards d’euros en Russie ces dernières années – y perdrait beaucoup; il redoute l’escalade et plaide pour la retenue. Mais le gouvernement Merkel souligne que la Russie a «beaucoup plus à perdre que l’Occident» à des sanctions économiques et il fait savoir que l’Allemagne est «prête à ce que les relations deviennent mauvaises».

Pourtant tout pousse la chancelière à privilégier encore le dialogue. Par pur mercantilisme? La critique entendue à Bruxelles cette semaine est réductrice de sa relation complexe avec le régime poutinien. Avant de devenir «la femme la plus puissante du monde», Merkel a été une citoyenne est-allemande. Hier elle a vécu dans la méfiance envers le pouvoir soviétique; aujourd’hui elle a une grande réticence à tout conflit armé. Bien qu’il ne lui semble pas possible de penser l’avenir de l’Europe sans prendre en compte les intérêts russes, elle s’est toujours montrée distante et critique avec Poutine.

Après l’annexion de la Crimée, l’incertitude sur les intentions du président russe à l’est de l’Ukraine pousse l’Allemagne à des révisions déchirantes. Le débat intérieur ne fait que commencer et l’on sent bien que la conviction des Allemands de vivre durablement en paix au milieu de l’Europe, entourés de pays amis, se lézarde. Les élites se demandent si elles n’ont pas liquidé trop vite le service militaire obligatoire. L’ancien inspecteur général de la Bundeswehr, Harald Kujat, a le premier tiré des leçons de la crise ukrainienne: la Bundeswehr ne serait pas en état de défendre le territoire allemand, ni de remplir efficacement sa mission de soutien à un membre de l’OTAN en cas de nécessaire solidarité. Deux motifs à cet affaiblissement: la réduction drastique des dépenses militaires allemandes au niveau historiquement bas de 1,3% du PIB; et la mue de l’armée allemande en force d’intervention pour des opérations de maintien de la paix à l’étranger.

Le même constat vaut pour plusieurs pays d’Europe. Croulant sous les déficits et plombés par une croissance molle, ils ont tous ratiboisé les dépenses militaires sans pour autant construire une politique de sécurité partagée. L’opportunisme de Poutine renvoie l’UE à ses tares congénitales: elle n’a toujours pas de visage politique et à peine un embryon de défense commune. La prise de conscience allemande aura-t-elle valeur d’électrochoc?

La conviction des Allemands de vivre en paix au milieu de l’Europe, entourés de pays amis, se lézarde

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