Grecs et Turcs les appellent les «événements de septembre». Des pogroms qui en quelques heures ont creusé un peu plus le fossé entre les différentes communautés vivant dans la jeune république turque. Les attaques menées il y a tout juste cinquante ans, durant cette nuit du 6 au 7 septembre, visaient initialement les «Rums», terme employé pour désigner les Grecs du pays. Mais la folie collective a rapidement englobé les autres minorités chrétiennes, juives et arméniennes, installées depuis des années à Istanbul et à Izmir.

Une bombe chez Atatürk

Digas Hagisavas se souvient dans les détails de cette nuit. Il avait 16 ans et, ce soir-là, il jouait aux cartes avec des amis dans la maison familiale de Bebek, un quartier huppé d'Istanbul, situé au bord du Bosphore. L'ambiance était tendue. Ils venaient d'apprendre qu'une bombe avait explosé quelques heures plus tôt dans la maison natale d'Atatürk, le père de la nation, à Thessalonique, en Grèce. L'information venait de faire le tour de la ville, relayée par la radio d'Etat et par le journal

Istanbul Ekspres qui s'était empressé de sortir une édition spéciale pour l'occasion. «Nous sentions depuis le début de l'après-midi que quelque chose se tramait, raconte ce Turc d'origine grecque, acteur à ses heures. Des voisins nous avaient conseillé de fermer les rideaux de la maison. Soudain, j'ai entendu le bruit d'une foule approcher, le bruit des pas résonner sur les pavés, puis une clameur. En regardant par la fenêtre, j'ai aperçu des hommes dans des camions et des bus, qui une fois descendus, se sont mis à saccager les maisons de nos voisins, Grecs comme nous. Heureusement la nôtre a été épargnée car personne n'y avait placé de signe distinctif. A un certain moment, j'ai toutefois aperçu un homme bossu qui désignait notre maison. J'ai cru que notre sort était joué, j'ai saisi le pistolet automatique de mes parents et prié pour que tout s'arrête. Mais je n'ai finalement pas eu à m'en servir car la foule s'est retirée.» Epargné donc, et sain et sauf. Mais Digas Hagisavas garde de cette nuit des souvenirs violents. «J'en rêve souvent. Je redoutais que l'on viole ma mère comme ce fut le cas pour de nombreuses femmes. Je revois aussi un voisin parmi cette foule d'inconnus amassée devant la maison. Il ressemblait à Superman, avec un drapeau turc, rouge, noué autour du cou.»

Les commerçants visés

Ce même jour, Dimitri Frangopoulos se trouvait lui à Izmir, ville située au bord de la mer Egée, où le pavillon grec de l'exposition internationale fut entièrement détruit. Agé de 27 ans, ce jeune homme effectuait son service militaire et se souvient de l'angoisse qui l'a envahi lorsqu'il a entendu parlé des pogroms anti-Grecs d'Istanbul. «J'ai appris la nouvelle le matin du 7 septembre. J'étais en sécurité au sein de la caserne et n'ai eu aucun problème. Mais je me rappelle avoir appelé sans répit mes parents qui habitaient à Büyükada (l'une des îles situées au large d'Istanbul, ndlr). Heureusement, ils ont été épargnés car ils n'étaient pas assez riches, mon père tenait un petit magasin de fruits et légumes. Même si je n'ai pas été touché dans ma chair, croyez-moi, il n'y a rien de pire et de plus douloureux que de voir ses voisins et frères se faire tuer».

Responsables identifiés

L'exposition de photographies organisée depuis la semaine dernière par la galerie Karsi Sanat Calismalari d'Istanbul à l'occasion du 50e anniversaire de ces événements a ravivé les souvenirs de ces deux hommes. Les clichés noir et blanc distillent les preuves de la folie collective qui a envahi Istanbul à cette époque. On y distingue ainsi les visages des responsables, des hommes pour la plupart d'origine modeste, venus d'Anatolie, réunis à Taksim, la place principale de la ville, brandissant des drapeaux d'Atatürk. Armés de planches et de pierres, ils détruisent les devantures de magasins, s'acharnent sur des meubles, mettent à bas une statue grecque dans le hall d'un des principaux lycées grecs d'Istanbul. En neuf heures, plus de 4000 boutiques, 1000 ateliers, 2000 maisons et appartements, 110 restaurants, 73 églises, 27 pharmacies, 21 usines, 26 écoles, 12 hôtels, 11 cliniques et deux cimetières auraient été saccagés. Sans oublier les morts, au nombre encore incertain, oscillant entre 11 et 15. «Le lendemain de ces émeutes, l'avenue d'Istiklal était totalement jonchée de déchets organiques, de biens de tout genre, de meubles détruits, se souvient Digas Hagisavas. On ne pouvait plus distinguer les pavés. La nation turque a perdu cette nuit-là une richesse irremplaçable».

Exposition très médiatisée

A la surprise générale, cette exposition, la première abordant ces événements en Turquie, a bénéficié d'une couverture médiatique sans précédent. Des pages entières lui ont été consacrées dans les journaux tandis que plusieurs chaînes de télévision ont organisé des débats sur cette période de l'histoire encore taboue. Jusqu'à présent, seuls les 2000 Grecs vivant encore en Turquie la connaissaient vraiment, tout comme leurs compatriotes de Grèce qui ont réalisé de nombreuses recherches sur le sujet. Les Turcs, eux, préféraient fermer les yeux «même si ceux qui voulaient savoir ont toujours eu la possibilité de le faire», consent Alexandre Toumarkine de l'Institut français d'études anatoliennes.

Ismet Berkan, chroniqueur au sein du journal de gauche Radikal rappelait la semaine dernière l'importance de ces événements, symbole «du plan de turquification» entamé avec la chute de l'Empire ottoman. Sur près de 130 000 Grecs vivant en Turquie, 50 000 auraient quitté le pays à la suite de ces pogroms. Aujourd'hui, la communauté n'est plus que l'ombre d'elle-même, ravagée par les crises chypriotes de 1964 et 1974. La famille de Digas Hagisavas décida, elle, de rester «pour s'occuper des tombes des proches». Celle de Dimitri Frangopoulos n'imagina même pas fuir ce pays qui les avait pourtant mis au ban de la société. «Partir? Mais pour aller où? Et avec quel argent? Ceci est mon pays, pourquoi le quitter?» s'emporte encore aujourd'hui cet homme qui fut pendant trente-cinq ans le directeur de l'une des principales écoles grecques d'Istanbul. «Nous connaissions déjà la discrimination depuis la création en 1942 d'un impôt sur la fortune visant les minorités chrétiennes. Mais il est vrai que ces événements de septembre ont aggravé la situation. Etre Rum est devenu beaucoup plus difficile», ajoute-t-il.

La vérité éclate enfin

Cinquante ans après les faits, le caractère organisé de ces pogroms ne fait plus aucun doute. «Ces événements ont été planifiés par le gouvernement de l'époque», peut-on lire dans la brochure de l'exposition qui pointe notamment du doigt l'association ultra- nationaliste «Chypre est turque», «guidée par l'Etat, par les services secrets et par le Parti démocrate». A l'époque, le gouvernement rejeta la faute sur les communistes, fit arrêter plus de 5000 personnes et musela la presse. Ce n'est qu'en 1960, avec le coup d'état militaire que les véritables responsables furent confondus. Lors du procès en 1961 du premier ministre Adnan Menderes et de deux de ses ministres, on apprit que la bombe placée dans la maison d'Atatürk à Thessalonique avait été déposée par un Turc, Oktay Engin, sur ordres des services secrets, dans le but de fragiliser la Grèce dans la crise chypriote de l'époque.

Les révélations d'un juge

«Cette exposition est le fruit de la mauvaise conscience d'un juge, Fahri Coker» explique Dilek Guven, une jeune historienne turque. Cet homme, qui avait condamné en 1938 le célèbre poète turc Nazim Hikmet à 28 années de prison pour activités communistes, fut en effet chargé de l'enquête sur les événements des 6 et 7 septembre 1955. Mais ne pouvant mener les véritables responsables devant la justice, il décida de rassembler les preuves dont il disposait et les confia à la Fondation d'histoire, à qui il demanda de les exposer après sa mort. «Fahri Coker voulait contribuer à clarifier l'histoire de son pays», confie Dilek Guven auteur de la première thèse turque sur le sujet qu'elle a achevée en juin, à l'Université de Bochum en Allemagne. «L'Allemagne était l'endroit idéal pour effectuer cette recherche car c'est un pays qui a appris à regarder son passé. La Turquie, elle, commence à peine son travail de mémoire. D'où l'importance de cette exposition qui permettra peut-être de lever le voile sur d'autres tabous de l'histoire turque.»

Une plaie rouverte

Preuve de la sensibilité encore actuelle autour de ces événements, plusieurs manifestations ont eu lieu depuis l'ouverture de cette exposition. Le soir même de l'inauguration, des membres d'un groupe ultranationaliste appelé «foyers idéalistes» ont jeté des œufs et arraché les photos, dénonçant une exposition «qui détruit l'unité de la Turquie», aux cris de «La Turquie est turque, soit tu l'aimes soit tu pars».

«Ce genre d'incidents était prévisible, relativise Cengiz Aktar, directeur du Centre de recherche de l'Université de Bahcesehir. Mais l'essentiel est que cette exposition existe car la société turque veut savoir ce qu'on lui a caché pendant des années. Le sujet reste sensible mais je sais que l'on va avancer.» Le journal Radikal, de son côté, a tiré la sonnette d'alarme après ces provocations, en titrant: «Cinquante ans après, la même mentalité» tandis que l'Association d'art plastique internationale, qui regroupe plus d'un millier d'artistes turcs, lançait un appel à la vigilance face à des actes qu'elle qualifie de «terrorisme». Le propriétaire de la galerie, peintre et activiste politique, admet par ailleurs avoir été confronté à des difficultés lors de l'organisation de cette exposition. «Le climat actuel est très tendu en Turquie, reconnaît Feyyaz Yaman. Entre les tractations avec l'Union européenne, les tensions avec les Kurdes dans l'est du pays, la position de la France sur la reconnaissance de Chypre, les groupes nationalistes tentent de sauver la face. Or les photos que nous exposons les placent face à leurs responsabilités. Ils sont confrontés à leur propre passé et montrés du doigt.» Cette galerie, dont le nom signifie «contre» («karsi» en turc) est habituée à ce genre de réactions ultranationalistes. Elle avait déjà fait parler d'elle en janvier dernier en organisant une exposition de cartes postales sur les Arméniens de l'Empire ottoman il y a un siècle, c'est-à-dire avant le génocide de 1915. Un sujet hautement tabou dans ce pays.

Toujours pas de pardon

Le journaliste turc d'origine arménienne, Hrant Dink, se demandait lui, la semaine dernière, dans les colonnes du journal Birgun pourquoi l'Etat restait silencieux sur ces événements. «Puisque nous vivons le 50e anniversaire de cette tragédie, je me dis que l'opinion publique et pourquoi pas l'Etat ou le gouvernement pourraient prendre une initiative démocratique et humaine, écrit-il. Ne serait-ce pas un geste noble si notre respectable président de la république ou le premier ministre publiaient à cette occasion un communiqué pour exprimer leurs regrets? Pour montrer au monde entier que la Turquie est un pays capable de reconnaître l'injustice d'un désastre commis dans le passé et demander pardon?» Pour l'instant, cet appel n'a pas été entendu.

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