Les récentes critiques de Frontex, accusant les ONG qui recueillent des migrants au large des côtes libyennes de faciliter le travail des passeurs, ne changent rien au fait que sauver des vies est un impératif qui n’est pas négociable. Mais sauver des vies ne saurait être un geste isolé, il doit s’inscrire dans le cadre d’une politique migratoire à long terme. Or rien n’indique que c'est le cas. Et si l’on se base sur des projections démographiques qui couvrent les 25 prochaines années, on risque, si des mesures appropriées ne sont pas prises, d’aller vers une catastrophe humanitaire dont on peut deviner les retombées politiques.

En 2016, quelque 180 000 migrants en provenance d’Afrique ont traversé la Méditerranée. En 2017 on s’attend aux mêmes chiffres. Sur les prochains 25 ans, si les chiffres restent constants, on arrive donc à 4,3 millions d’arrivées. Or durant ce même laps de temps, la population de l’Afrique subsaharienne, d’où proviennent la plupart des migrants, passera de 1 milliard à 2 milliards et la population des pays d’Afrique du Nord passera de 210 millions à 350 millions.

Même en considérant le scénario le plus optimiste, il n’est pas réaliste d’imaginer que dans les 25 années à venir, le fossé au niveau de l’emploi, du respect des droits de l’homme, de l’insécurité, de l’état de droit, de l’éducation et de la santé publique, qui sépare les pays d’origine des pays de destination, puisse être comblé au point de constituer une dissuasion aux départs.

16 millions de migrants

Le même scénario est susceptible de se répéter concernant les arrivées par les Balkans et la Turquie. Lors des prochains 25 ans, la population totale des trois pays qui alimentent le mouvement vers l’Europe, à savoir la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan, passera de 93 millions à 147 millions. Si seulement 0,5% de ce groupe se déplace par an vers l’Europe, on arrivera à quelque 12,5 millions de personnes qui, s’ajoutant à celles venues d’Afrique, correspondront à un afflux irrégulier potentiel de près de 16 millions de migrants.

Comparé au total de la population européenne, ce chiffre n’est pas ingérable. Mais les arrivées ne se repartissent pas uniformément entre les pays européens. Elles se focalisent sur un petit groupe de pays, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse et les Etats scandinaves, qui subissent toute la charge migratoire. La problématique est compliquée par l’origine des migrants souvent issus de sociétés dont les valeurs et les codes éthiques sont difficilement conciliables avec ceux qui prévalent en Europe. Ce qui contribue à une politisation du débat sur les migrations au sein des populations européennes dont une partie se sent, à tort ou à raison, menacée dans son intégrité.

Catégoriser les arrivées entre «migrants» et «réfugiés» est un exercice qui n’a plus de sens

Certes, durant le même laps de temps, on estime que l’Europe subira un déficit de population d’environ 20 millions de personnes. Une partie sera compensée par l’automatisation et le développement de l’intelligence artificielle, mais d’autres domaines comme la haute technologie ou la santé auront toujours besoin d’importer des cerveaux. L’Europe aura donc besoin d’immigrés, mais ce sera une immigration ciblée et non pas un afflux incontrôlé de main-d’œuvre non qualifiée.

Fusionner le HCR et l'OIM

Pour affronter la crise, l’Europe est mal lotie. La classe politique réagit à des exigences électorales à court terme, et programmer sur le long terme n’est pas dans ses gènes. Bruxelles a démontré son incapacité à prévenir la crise. Quant aux institutions internationales, elles ne sont plus en phase avec la réalité. Conçues en 1951, en pleine Guerre froide, les conventions sur les réfugiés font une nette différence entre un réfugié fuyant une persécution et un migrant qui se déplace pour des raisons économiques. Mais aujourd’hui, les gens bougent pour fuir des situations complexes où le délabrement économique et l’insécurité vont de pair avec des crises institutionnelles pérennisées. Vouloir à tout prix catégoriser les arrivées entre «migrants» et «réfugiés» devient ainsi un exercice qui n’a plus de sens. D’où des voix qui s’élèvent demandant que les deux organisations de l’ONU, à savoir le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et l'Organisation internationale des migrations (OIM), qui s’occupent de réfugiés comme des migrants, soient abolies pour être remplacées par une Organisation pour les Déplacements de Population.

Des réformes institutionnelles, que seuls les gouvernements pourront imposer, permettront de mieux gérer le problème sans pour autant le résoudre. Pour cela, il faudra que les gouvernements européens s’engagent dans un véritable dialogue avec les pays d’origine et de transit sans qui rien ne pourra être fait.


Alexandre Casella a servi 20 ans au HCR et a été pendant 18 ans le représentant à Genève du Centre international pour le développement des politiques de migration basé à Vienne


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