Des luttes s’organisent pour exiger la fin du silence sur la violence au travail et la fin de l’impunité. Car prévaut une sorte d’omerta dont se rendent complices toutes les instances officielles censées défendre les droits des employés. L’institution judiciaire ne fait pas exception. Ainsi, par arrêt du 10 juin 2020, le Tribunal fédéral a rejeté la plainte pour mobbing d’une cadre dans la communication et le management. Elle a bien subi une atteinte mais ce n’était «pas suffisamment grave». Cet arrêt confirme la décision des tribunaux cantonaux tout en invalidant leurs arguments, invoquant d’autres motifs.

En première instance, le tribunal du canton de Fribourg avait reconnu la violence au travail. De «grandes souffrances», «une profonde humiliation» infligées par un directeur «peu humain». Mais le mobbing aurait dû s’étaler sur six mois pour être admis. Les attaques violentes avaient duré cinq mois et trois semaines, suivies du licenciement de la plaignante. En deuxième instance, la Cour d’appel du canton de Fribourg a dénoncé l’argument de la durée. Mais la victime ayant perçu un bon salaire, elle devait donc accepter la violence qu’elle dénonçait. Et elle n’était pas la seule à être maltraitée. Pour le Tribunal fédéral, «l’employée [a bien] souffert subjectivement de la situation» au point d’être atteinte dans sa santé, mais «les comportements ne revêtaient pas une gravité objective suffisante».

«Pas suffisamment grave»

Les motifs invoqués par les différentes instances judiciaires démontrent une même absence de volonté de condamner les coupables et de rendre justice à la victime. Cette affaire a eu pour cadre la société B. F., aspirant à devenir un nid de start-up fribourgeois. Projet porté par un conseiller d’Etat (défait aux dernières élections) qui était le protecteur du président et directeur mis en cause pour sa violence. Un motif politique peut-il expliquer ce déni de justice?

Si le harcèlement des employés est acceptable, les lanceurs d’alerte, les victimes, les témoins vont se taire quels que soient le lieu de travail et la taille de l’entreprise

Dans l’arrêt, les juges motivent leur refus de reconnaître le mobbing en arguant que ce n’était «pas suffisamment grave». La question se pose: à qui revient-il de juger la gravité des souffrances, au juge ou à la victime? Est-il acceptable que des juges se substituent à l’expertise médicale et la contredisent? Paradoxalement, ces juges reconnaissent que le directeur mis en cause a eu un comportement «inadéquat et répréhensible», qu’il «rabaissait et humiliait ses subordonnées», qu’il était «inconvenant et grossier», qu’il avait «un comportement critiquable, et même détestable», qu’il pouvait «hausser le ton et perdre contenance», même jeter violemment des objets et que la victime était bien «sa cible privilégiée».

Malgré ces faits, la cour suprême a nié la souffrance ressentie par la victime. Estime-t-elle qu’une employée doit accepter d’être rabaissée, humiliée, d’entendre des propos inconvenants et grossiers, d’être la cible d’un directeur peu humain, se comportant de manière outrancière en toute impunité? Le climat délétère ainsi créé et les violences quotidiennes verbales, gestuelles, les humiliations relatées au cours du procès n’ont pas tous été pris en compte. Or, les mobbeurs font du mobbing dès leurs premiers actes d’hostilité.

Un arrêt qui fait jurisprudence

Selon Gabriella Wennubst, juriste et avocate spécialiste du sujet, «le mobbing est une répétition d’actes hostiles (harcèlement) par un ou des auteur(e)s tendant à isoler, marginaliser, éloigner ou exclure la victime d’un cercle de relations données». Tel était le but du directeur ayant accédé à ce poste en bénéficiant «d’une protection de la part du président du conseil d’administration» sans avoir les compétences requises. Présente dans l’entreprise bien avant lui, la chargée du management et de la communication jouissait d’une longue expérience et était hautement qualifiée. Le directeur a donc choisi la stratégie du mobbing. Cela en violation du Code des obligations (article 328) et de la Loi sur le travail (article 6) obligeant l’employeur à protéger la personnalité de ses employés dans les rapports de travail.

L’arrêt du Tribunal fédéral du 10 juin 2020 fera jurisprudence: il justifie et légitime la violence. En donnant sa bénédiction à ce type de violence, la Suisse, qui joue sans cesse sa carte de pays des droits humains, est en pleine régression. Et si le harcèlement des employés est acceptable, les lanceurs d’alerte, les victimes, les témoins, vont se taire quels que soient le lieu de travail et la taille de l’entreprise, institutions, organisations, multinationales. L’impunité est garantie.

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