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La monarchie espagnole à l’épreuve de sa légitimité

Le roi s’en va, «¡Viva el Rey»? Tout ne paraît pas aussi simple après l’abdication de Juan Carlos Ier. La tâche sera complexe pour son fils, dont les Espagnols attendent une rénovation de la royauté. Et dont d’autres n’attendent simplement rien du tout, en demandant l’instauration de la République

A Barcelone aussi, il y a eu lundi soir des manifestations républicaines, mais teintées d’indépendantisme. — © Pierre-Yves Marzin/Riva Press
A Barcelone aussi, il y a eu lundi soir des manifestations républicaines, mais teintées d’indépendantisme. — © Pierre-Yves Marzin/Riva Press

Les rumeurs ont commencé à envahir les réseaux sociaux à partir de 10 heures du matin, soit une demi-heure avant l’annonce officielle de l’abdication du roi d’Espagne, Juan Carlos Ier, par le premier ministre, Mariano Rajoy. Quelques instants plus tard, la maison royale publiait elle-même sur Twitter (@CasaReal) le document officiel. Ensuite, cela a été la déferlante.

Le site du palais de la Zarzuela a été pris d’assaut par des internautes en quête d’une confirmation. Submergé, il est resté hors service une bonne partie de la matinée. Puis les journaux espagnols ont livré des éditions spéciales dans les kiosques dès lundi après-midi. «Merci majesté», «Un roi nécessaire», «Le roi abdique», pouvait-on lire dans des titres enflammés. Mais la presse ne se contente pas d’adieux et de rappels historiques, elle souligne les défis du futur pour Felipe VI à la tête de la Casa Real, et il en aura! Même si l’ex-premier ministre José Luis Zapatero dit lui faire confiance dans une tribune publiée dans El Mundo: «Voluntad de renovación».

«Les Bourbons aux élections!»

D’ailleurs, ils hurlaient, lundi soir, ces milliers de manifestants, certains juchés sur la bulle de losanges en verre de la bouche de métro de la Puerta del Sol à Madrid, pour réclamer la fin de la monarchie espagnole. Slogans: «L’Espagne, demain, sera républicaine!»; «Plus de rois, un référendum»; «Les Bourbons aux élections!»; ou encore «Transition royale… sans roi», pouvait-on lire sur les pancartes agitées par les manifestants, aux côtés des drapeaux rouge, or et violet de la Seconde République espagnole, proclamée en 1931 mais qui aboutira à la guerre et à l’avènement du franquisme.

Le journal Público a relayé dès l’après-midi les incitations, sur les réseaux sociaux, à manifester en soirée en faveur d’un référendum républicain. Il a montré les drapeaux qui fleurissaient aux balcons de certaines mairies et expliqué que le nouveau roi «devra ouvrir la monarchie, séduire, moderniser l’institution». Et de s’interroger: «En sera-t-il capable?» au moment où «le parti de gauche IU (Izquierda Unida) exige déjà un référendum aux effets contraignants pour que les Espagnols choisissent entre le modèle actuel de monarchie ou une république».

L’Agence France-Presse raconte que les gens dans la rue répondaient à l’appel de plusieurs partis politiques et organisations de gauche ou écologistes. Ils espéraient qu’il y aurait des rassemblements similaires dans une quarantaine d’autres villes d’Espagne. Craignant des débordements, la police de Madrid avait fermé les accès au Palais royal, à environ 300 mètres de la Puerta del Sol.

«Un peu archaïque, un peu inutile»

Le roi Juan Carlos «a eu son heure de gloire, mais aujourd’hui, la monarchie, c’est un peu archaïque, un peu inutile, un coût élevé surtout dans la situation de crise que nous vivons», estime une manifestante. «Je suis ici parce que je veux élire mon chef de l’Etat», renchérit un étudiant de 25 ans: «Je ne vais pas attendre encore quarante ans. Nous devons changer maintenant.» Pour lui, le prince Felipe «n’a aucune légitimité». Le juancarlisme a eu la sienne grâce à la transition démocratique menée après la dictature franquiste (1939-1975). Là, il a été utile, mais après plus.»

Et que dit la presse, alors? Le premier quotidien du pays, El País, publie LA photographie, vue partout, de Juan Carlos, signant sa lettre d’abdication à son bureau. Dans son éditorial, il souligne la «surprise» qui a accompagné cette annonce et prévient que «Don Felipe devra désormais gagner la confiance des Espagnols en approfondissant les qualités démontrées par son père et en permettant la modernisation dont l’Espagne a besoin d’urgence». «Il n’hérite pas seulement d’un règne de paix, de progrès et d’entente, mais aussi de problèmes très divers sur lesquels on attendra le futur roi.»

«Revitaliser la monarchie»

Le journal rappelle que le roi avait «renoncé aux pleins pouvoirs hérités de la dictature», traduit Courrier international, c’était la «première grande décision de son long règne» (1976). Le quotidien revient également sur l’intervention de Juan Carlos contre la tentative de coup d’Etat du 23 février 1981. «Les trente-neuf années de règne de Juan Carlos se confondent avec la démocratie», résume l’éditorialiste.

«Felipe VI devra revitaliser la monarchie», affirme aussi le deuxième quotidien d’Espagne, El Mundo, qui pèse bien le poids de la charge qui attend le prince héritier dans une «monarchie usée» dont il évoque pudiquement «les ombres»: «Si Don Juan Carlos a dû s’inventer une monarchie parlementaire moderne en Espagne en 1975, Don Felipe devra la réinventer.» Alex Taylor, dans sa revue de presse pour France Inter, recommande d’ailleurs d’aller sur le site de ce journal – «c’est gratuit sans abonnement» – pour quelque émotion.

«Un passé en noir et blanc»

«Je sais que vous êtes des républicains, dit-il, mais feuilletez l’album photo, qui, à travers le destin si particulier d’un homme devenu roi, raconte l’histoire de son pays, de notre continent même. On le voit jeune garçon, le premier fils de don Juan de Borbón y Battenberg en exil en 49, maniant déjà une arme en culotte courte. Ensuite défilent les clichés d’un passé en noir et blanc, avec notamment le jour en 69 où Franco, lunettes sombres, l’a nommé comme successeur. Ou cette photo aux couleurs éclatantes et ultra kitsch dans les années 70, avec sa jeune famille au Palais de la Zarzuela. Moment solennel en 81, entouré de ses conseillers, où il s’est opposé aux putschistes, ou encore plus récemment en 2007 lors d’un sommet, montrant Hugo Chavez du doigt et lui disant «Tais-toi, on t’a assez entendu!»

«Entre surprise et questionnement, ajoute Taylor, les rédactions ont dû passer un petit moment hier à essayer de comprendre comment on tape les points d’exclamation ou d’interrogation renversés exigés au début des phrases espagnoles. Le Times de Londres y arrive, intitulant son éditorial «¡Viva el Rey!», avant de se féliciter du parcours d’un homme qui a conduit son pays du fascisme vers la liberté.» Le Daily Mail est moins flatteur sur un homme qui «n’a pas partagé son lit avec sa propre épouse depuis trente-cinq ans, mais qui n’a jamais eu de problème pour le remplir pour autant – 1500 maîtresses, il a même dragué Lady Di». «Du play-boy insipide au «sauveur» de l’Espagne», Les Inrocks en brossent aussi un portrait peu complaisant.

Au garde-à-vous

Quant au journal conservateur et monarchiste ABC, il dédie sa double page de couverture à une photo de Juan Carlos et du prince Felipe, tous deux en uniformes militaires, au garde-à-vous pendant un défilé des armées. Tout comme La Razon, qui écrit simplement: «Gracias, Don Juan Carlos». D’après lui, le roi a commencé à songer à son abdication en janvier: «A ce moment-là, les avantages et inconvénients de l’abdication ont été analysés. En mars, la décision prise, Juan Carlos l’a communiquée au président du gouvernement, Mariano Rajoy, puis, quelques jours plus tard, au leader de l’opposition, le socialiste Alfredo Pérez Rubalcaba», écrit-il.

«S’agissant d’une abdication, une loi doit être rédigée et approuvée, comme le prévoit la Constitution – une disposition qui n’avait jamais servi jusqu’à maintenant»: «Le roi abdique, mais il ne peut pas encore le faire», écrit ainsi Eldiario.es. Mais «étant donné la majorité du Parti populaire au sein de l’assemblée et la position du Parti socialiste, qui ne questionne pas la monarchie, il n’y a pas de raison de penser qu’il pourrait y avoir un obstacle à l’adoption de cette loi».

En effet, d’après le journal en ligne Público, le parti de gauche IU (Izquierda Unida) exige déjà un référendum aux effets contraignants pour que les Espagnols choisissent entre le modèle actuel de monarchie ou une république. Grâce aux réseaux sociaux, les Espagnols avaient prévu de se rassembler dans les principaux parcs publics du pays lundi soir. Ils ont aussi beaucoup ri:

De fait – et quoi de plus normal? – tous les journaux espagnols reviennent sur le rôle incontournable du monarque dans la transition démocratique mais le quotidien en ligne infoLibre fait la part belle à «la saga de scandales qui ont miné la Couronne», en évoquant «les affaires de corruption qui ont entaché l’image de la famille royale, sa chute libre dans les sondages, la dispendieuse chasse à l’éléphant du roi au Botswana – alors même que le pays sombrait dans la crise économique – sa santé en berne ou ses comptes en Suisse».

«Depuis les débuts de son règne, «en des temps incertains et difficiles», l’Espagne a bien changé. Son roi aussi, analyse Paris Match. Son immense popularité, qui faisait de ses sujets des «juancarlistes» plus que des royalistes, n’est plus. Les générations ont passé, et les nouvelles n’ont pas connu Franco, ni le jeune prince de 37 ans devenu le roi des démocrates espagnols. La crise aussi est passée, pour rester. Le faste des grands d’Espagne est incompréhensible pour une nation embourbée dans la dépression économique. Surtout quand à l’été 2012, elle découvre son roi, fusil à la main devant le cadavre encore chaud d’un éléphant du Botswana. Le safari, en 2006, aurait coûté 30 000 euros. Comble de la bêtise, le souverain porte aussi le titre de président honoraire de la branche espagnole» du WWF.

La «seconde transition»

Le quotidien barcelonais La Vanguardia salue, lui, «le geste courageux» d’un roi qui laisse un «héritage d’une grande valeur» et qui part «à un moment décisif» pour permettre une modernisation nécessaire de la monarchie, tandis que son concurrent catalophone El Punt/Avui parle de la «seconde transition» à laquelle l’héritier va devoir s’affairer. Qui est, surtout, selon lui, un déblocage du dossier autonomiste. Il faut dire que l’envahisseur bourbon de la Catalogne, au XVIIIe, s’appelait… Philippe V. Il y a exactement 300 ans, en 1714.

Enfin, manière de dire que l’histoire circule aussi dans l’espace Schengen, le Spiegel allemand note qu’une centaine d’Espagnols manifestaient hier contre le maintien de la monarchie, là où monarchie et fascisme furent depuis longtemps abolis, autour de la porte de Brandebourg à Berlin.