La question est de savoir si l'Instance traduit la volonté de réformer le système politique marocain ou si elle sert à améliorer l'image du Maroc et de son roi en Europe et aux Etats-Unis, tout en refermant une fois pour toutes, lumière en partie faite et réparations accordées, le dossier de ces années qui firent quelque 10 000 victimes
Les militants marocains des droits de l'homme sont divisés sur l'interprétation des objectifs du Palais. Le fait que par mandat, l'IER ne puisse nommer les bourreaux alimente le camp des sceptiques. Ils y voient une limite à l'exercice de «vérité» et redoutent que l'IER permette de couvrir les sérieuses atteintes aux droits de l'homme survenues dans le cadre de la lutte antiterroriste. Ils dénoncent les arrestations arbitraires de plus d'un millier d'islamistes après les attentats de Casablanca du 16 mai 2003 et les interrogatoires musclés, sinon les tortures, exercées pour leur extorquer des aveux, preuve, selon eux, que le système n'a pas changé de nature. Ils constatent que certains responsables des années de plomb subsistent dans l'orbite du pouvoir.
Pour les plus optimistes, au contraire, l'IER survient dans un contexte nouveau: l'introduction d'une réelle liberté d'expression, d'un code de la famille non discriminatoire pour les femmes, d'un changement générationnel des conseillers du roi décidés à démocratiser le Maroc et le faire décoller économiquement. L'Instance serait dans ce cas l'occasion historique d'instaurer en douceur un Etat de droit, comme le fit l'Espagne.
En Afrique du Sud comme en Amérique latine, les Commissions vérité et réconciliation ont servi à refonder symboliquement des identités nationales, en incarnant la métamorphose après le conflit intérieur et la répression. Un nouveau pacte a été scellé au sein de la société qui a «blanchi» les différentes forces nationales jadis en conflit. Grâce à cette catharsis de l'évocation des années de division et de souffrance, la nation renaît symboliquement, et les forces qui se sont affrontées sortent «purifiées» par ce processus, à l'exception des éléments les plus criminels. Les victimes qui témoignent publiquement jouent donc un rôle essentiel: en racontant leurs souffrances ou celles endurées par leurs proches, elles font don de leur pudeur, de leur intimité émotionnelle et physique au corps national. Le corps national est ainsi modifié par l'exposition publique des crimes qui participe à l'écriture d'un nouveau récit de l'identité nationale. La dimension symbolique de la Commission rend acceptable le compromis atteint entre les forces jadis antagonistes. La culture religieuse, via par exemple le pardon chrétien ou l'ubuntu bantoue, donne une dimension quasi sacrée à la recomposition nationale à l'œuvre dans le champ politique.
Le cas marocain est différent. Le style du souverain actuel tranche avec celui de son père, mais l'essence sacrée de la monarchie chérifienne reste identique. La décision de créer l'IER ne résulte pas d'une négociation entre les principales forces politiques, mais d'un décret royal. C'est le discours royal prononcé à Agadir le 7 janvier 2004 qui établit l'IER et fixe les buts et les méthodes de la «réconciliation nationale»: «Notre objectif est que les Marocains se réconcilient avec eux-mêmes et avec leur histoire, qu'ils libèrent leurs énergies et qu'ils soient partie prenante dans l'édification d'une société démocratique et moderne, gage de prévention de toute récidive», a dit le roi, désignant lui-même les 17 membres de l'IER et fixant les limites de son action: un «règlement non judiciaire équitable».
Comme le Maroc aujourd'hui, l'Afrique du Sud, le Chili et l'Argentine avaient également écarté le principe de poursuites judiciaires, au nom de la réconciliation nationale ou pour écarter tout risque de putsch de l'armée. Mais ce choix, s'il était discutable, résultait au moins d'une négociation politique entre les principales forces politiques du pays. Tandis qu'au Maroc, la classe politique est court-circuitée et c'est le monarque qui s'allie avec des éléments de la société civile pour «purger» le pays de ses années noires. Ce mode de faire provoque quelques difficultés: comment la monarchie peut-elle rester «sacrée» tout en cherchant à introduire une culture démocratique par le biais de l'Instance? Et comment celle-ci, créature royale, peut-elle devenir un vecteur de transformation politique du Maroc? Difficultés d'autant plus grandes que la rupture avec les années de plomb n'a jamais été totale. Non seulement parce qu'il n'a pas eu de sanction claire contre les responsables de la répression dont quelques-uns occupent encore des fonctions importantes. Ni même de mise en cause publique de leur responsabilité personnelle, sans même aborder celle de feu Hassan ll.
Pour certains de ses membres, l'IER devrait être le vecteur d'une révolution de la culture politique marocaine. C'est une ambition forte, très (trop?) forte pour elle. Une relecture critique des années de plomb, animée par les paroles des victimes, contribuera-t-elle à la création d'un nouvel espace de liberté? N'y a-t-il pas besoin de réformes de fond pour une modernité démocratique? Si l'Instance ne parvenait pas à satisfaire tous les espoirs mis en elle, une partie de ce qui constituait l'opposition libérale aura été stérilisée, laissant aux islamistes le soin de représenter encore davantage l'alternative au régime.
Pour l'heure, la société marocaine reste sceptique sur la portée de cet exercice de «vérité», perçu comme piloté d'en haut. Elle semble n'y lire que la substitution d'un récit national par un autre sans que cette réécriture du passé ne fasse écho aux préoccupations du présent. Or, sans investissement de l'opinion marocaine, le travail de l'IER aura, certes, eu le mérite d'alléger des souffrances individuelles et d'avoir éclairci certaines responsabilités sur les décennies de répression, sans avoir cependant réussi le défi de démocratiser la culture politique marocaine.