La monnaie pleine, c’est le Plan de Chicago de 1936
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OPINION. Le concept de monnaie pleine est la résurgence d’une alchimie monétaire incertaine: le Plan de Chicago, inventé dans les années 30

La monnaie est un phénomène insaisissable. Tout d’abord, elle n’est plus valeur mais uniquement sa représentation fiduciaire, c’est-à-dire fondée sur la confiance dans l’ordre étatique. De surcroît, c’est, en même temps, un stock (constitué par les pièces et les billets imprimés par les banques centrales qu’on appelle la monnaie de base ou la monnaie «banque centrale») et un flux généré par les banques commerciales. En effet, un franc placé dans une banque trouvera, plus que probablement, son aboutissement dans un prêt à un agent économique qui va, lui-même, utiliser ce franc qui finira, sous forme de dépôt, dans une autre banque, etc. C’est ce que les économistes appellent le multiplicateur du crédit.
Décryptage: «Monnaie pleine», la révolution bancaire
Auparavant, les banques commerciales devaient constituer des réserves (qualifiées de fractionnaires), prélevées sur leurs actifs et déposées à la banque centrale. Plus ces réserves obligatoires étaient faibles, plus la monnaie créée par les banques centrales se créait facilement puisqu’elle «glissait» de manière fluide d’un bilan bancaire à un autre. Inversement, une majoration de ces réserves obligatoires diminuait la vélocité de la monnaie en la divisant plutôt qu’en la multipliant. De nos jours, les régulateurs bancaires modulent plutôt la création de monnaie bancaire en imposant des exigences en matière de capitaux propres.
Déflation par la dette
En période d’expansion économique, la croissance est généralement accompagnée d’une augmentation de la masse monétaire, elle-même corrélée à l’inflation. En revanche, en période de contraction, telle que celle que nous avons traversée après 2008, la masse monétaire se resserre. Elle conduit, selon l’économiste américain Irving Fisher (1867-1947) à la déflation par la dette. C’est intuitif: voyant la valeur des actifs (actions, immobiliers, investissements, etc.) baisser à la suite de la crise, les agents économiques remboursent précipitamment leurs dettes. Ce faisant, ils détruisent la monnaie, comme si le multiplicateur de crédit refoulait. Tout se passe donc comme si le franc, placé dans une banque pour en générer d’autres, se retrouvait progressivement seul et face à lui-même. Au terme de ce processus de rétrécissement de la monnaie, le flux monétaire se tarit. Il faut donc augmenter le stock monétaire, émanant des banques centrales, pour compenser ce flux.
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C’est dans ce contexte que, dès les années 20, certains économistes américains, ultérieurement rejoints par Irving Fisher, imaginèrent une révolution monétaire qui sera qualifiée de Plan de Chicago. Convaincus que la monnaie ne peut être qu’un stock de biens publics et non pas un flux variable généré par les banques commerciales, ces théoriciens imaginèrent un système de réserves obligatoires de 100%. En d’autres termes, tous les dépôts récoltés par une banque (et non pas une faible fraction d’entre eux) doivent être intégralement déposés auprès de la banque centrale.
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Mais pourquoi Irving Fisher émit-il cette singulière idée jusqu’à ce qu’elle soit examinée par le président Roosevelt? Parce que, selon l’auteur, c’est la variation du flux monétaire créé au travers des bilans des banques commerciales qui entraîne la succession des phases d’expansion et de contraction économiques. Selon Irving Fisher, la création monétaire n’accompagne pas les fluctuations économiques: elle les suscite.
Retour illusoire à une économie hermétique
Ce plan séparerait donc la fonction monétaire des banques de leur fonction de crédit. Ce serait un retour illusoire à ce que Keynes appelait une économie hermétique de «Robinson Crusoé». Mais, selon Irving Fisher, les avantages en seraient un meilleur contrôle des phases de crédit et une baisse du crédit privé, un renforcement de la stabilité financière par l’évitement des bank runs, une annulation des dettes publiques détenues à l’actif du bilan des banques commerciales en contrepartie de leur dette vis-à-vis de la banque centrale et un contrôle étatique de l’inflation.
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Si le Plan de Chicago était appliqué, l’utilité des banques commerciales serait réduite à néant puisqu’elles seraient dépossédées de la création monétaire. Ce serait donc un lointain écho aux systèmes ancestraux de monnaie physique (or, argent, cuivre, etc.) dont les Etats détenaient le privilège de la frappe. Est-ce envisageable? Deux chercheurs du FMI l’analysèrent en 2012 sans y trouver de vices conceptuels. Mais le Plan de Chicago est une sorcellerie monétaire. Dans le cas du franc, dont la Banque nationale suisse tente de contraindre l’appréciation naturelle, la monnaie pleine le transformerait en une monnaie de réserve absolue aux attributs déflationnistes et récessionnaire aux désastreux effets pour les exportations suisses.
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