J’avais le projet d’aller voir l’exposition Edward Hopper à la Fondation Beyeler. Le confinement m’en a empêchée. Je ne reverrai donc les œuvres que sur mon écran d’ordinateur, loin de leur matérialité. Dommage. Le peintre du confinement restera sans moi dans ses maisons sans porte, ses bars sans clientèle, ses paysages sans âme, ses stations-service sans voiture, sauf celle que le cinéaste Win Wenders a inventée dans une animation en 3D que, hélas, je ne verrai pas. Il y a une femme, de temps en temps, dans la solitude picturale de Hopper. Une blonde rousse, là assise au bar, là penchée devant une fenêtre, ou recroquevillée sur un lit, debout devant une porte, affairée vers un tiroir, derrière un homme, son patron. Elle a une forme différente à chaque fois, mais pas d’expression. Son regard est toujours au loin, vague. Elle représente un type d’Américaine, une pin-up, une passante, une amoureuse, une secrétaire, etc. Elle n’est qu’un symbole inanimé. Les critiques français parlent à son sujet «des femmes de Hopper». Les critiques anglais, mieux informés, parlent de sa femme, Josephine, artiste plasticienne elle aussi, et son seul modèle pendant leurs quarante ans de vie commune.

Huis clos infernal

Le couple, marié en 1924, a vécu pendant trois ans dans un petit studio sans toilettes ni frigo sur Washington Square à New York. Selon leur biographe, l’historienne d’art Gail Levin, ce long confinement a mené à une situation précaire pour la santé mentale des époux, à des moments explosifs et même à des violences. Aucun des deux, cependant, n’est parti. Gifles et insultes n’ont pas suffi à briser une union pourtant morbide. Josephine en tenait le journal régulier dans des cahiers où elle consignait également les détails relatifs aux peintures de son mari. Levin a pu consulter ces documents et s’en servir pour replacer l’œuvre de Hopper dans une réalité psychique réellement vécue: un huis clos infernal entre deux artistes en compétition qui s’exploitent et se déchirent l’un l’autre pour exister.

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Josephine, née Nivison, était peintre aquarelliste en 1923 quand elle a rencontré Edward Hopper, alors illustrateur. Elle avait son cercle, ses amis, des admirateurs. A peine mariés, ils se sont querellés. Il détestait son chat. Il était jaloux d’elle, qui gardait son studio pour peindre et recevoir ses amis. Il la voulait au ménage. Jo détestait faire la cuisine. Elle abandonna néanmoins son studio pour ne vivre qu’avec lui, serrée à lui, condamnée à s’oublier pour lui. Elle exposa encore à Paris en 1924 avant qu’Edward, qui venait de trouver un galeriste à New York, commence à vendre et à se faire connaître. Au fur et à mesure que la carrière d’Edward progressait, celle de Josephine régressait. Ses tableaux, qu’elle croyait malin de signer Josephine Hopper au lieu de Nivison, n’intéressaient plus les galeristes. Elle n’était plus que «la femme de». «Pour la femelle artiste de notre espèce, écrivait-elle dans son journal, se marier est fatal, sa conscience est bien trop dérangée. Elle n’a plus assez d’autonomie pour produire. C’est difficile à accepter.»

Une œuvre glaciale

Josephine n’a jamais accepté. Elle a administré le succès d’Edward, lui a donné des idées quand il en manquait, lui a servi de modèle – en n’en tolérait aucune autre – lui a remonté le moral quand il le perdait, mais sans s’illusionner sur lui: c’est un «monstre», écrivait-elle, «privé de toute sympathie humaine, mort à toutes fins utiles». En même temps: «Je ne peux pas le supporter, mais comment vivre sans lui?»

L’œuvre glaciale de Hopper, avec ces rues vides, ces maisons inhabitées, ces hommes et ces femmes qui ne se regardent pas, ces couples qui ne se parlent pas, tout ce silence sous les ciels blancs, raconte la ville américaine moderne. Et dans cette ville, le naufrage d’un couple autoconfiné dans un espace mental trop petit pour deux artistes. «Nous sommes tous des peintures d’Edward Hopper» tweete le biographe confiné Michael Tisserand. C’est bien dit mais c’est faux. Non, je ne suis pas une peinture de Hopper. Et vous?

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