Numérique: une liberté sans pouvoir
Ma semaine suisse
OPINION. En cette semaine de mise à l'honneur du digital à travers la Suisse, notre chroniqueur Yves Petignat porte un regard critique sur l'apport du numérique – et ses dangers pour sa société civile

«Internet n’a jamais produit aucune idée.» En lâchant cette petite phrase lors d’un colloque scientifique, il y a quelques années déjà, le sociologue et historien Marcel Gauchet avait mis les chroniqueurs et blogueurs de la vie numérique dans tous leurs états. Voulait-il seulement parler de la «neutralité du réseau» comme support technique ou du fait que seuls les humains peuvent produire des idées? Alors que la Suisse vient de vivre sa première Journée nationale du numérique, peut-on encore se rassurer avec la formule de Marcel Gauchet: rien ne changerait sur le fond des idées et des valeurs?
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Dans une étude¹ très documentée sur les campagnes électorales américaine et française et le lien entre politique et numérique, le journaliste Francis Brochet rappelle fort justement que la révolution numérique «dessine un nouveau rapport entre l’individu et la société. Elle modifie la frontière entre espaces public et privé. Elle augmente la capacité de l’individu à agir sur son environnement et lui-même; elle supprime les intermédiaires en favorisant les relations horizontales. Notre manière même d’être au monde s’en trouve modifiée en profondeur.»
Le progrès, certes, mais à quel prix?
A l’origine, le numérique promettait une société plus juste, fondée sur le partage, les échanges. On baignait encore dans la contre-culture californienne égalitaire et anti-autoritaire des années 1960-1970. Mais, relève Jean-Baptiste Soufron, ancien Chief Legal Officer de Wikipedia, «la révolution numérique n’a pas tenu ses promesses» ². Elle n’aurait fait, selon lui, que «renforcer les travers les plus évidents du libéralisme et du capitalisme», accélérant le capitalisme numérique, accroissant le pouvoir des dirigeants et du capital, n’améliorant ni la démocratie, ni le lien social ou l’estime de soi. «Si le numérique était vraiment disruptif, Uber appartiendrait à ses chauffeurs et Facebook à ses usagers.»
Surtout, constate Jean-Baptiste Soufron, «les penseurs de la Silicon Valley prétendent remplacer l’Etat, ses services publics, mais aussi des institutions et des valeurs comme la vie privée, sans jamais prendre en compte ni les questions de légitimité ni celles de souveraineté». Cette prétention devrait nous interpeller au moment où le Conseil fédéral envisage de confier à neuf entreprises en partie privées, sous l’appellation de SwissSign Group, le développement de l’identité numérique de chaque citoyen suisse. Quel pouvoir entre les mains du citoyen, quelle défense des valeurs si ce n’est celles de l’efficacité et des gains de productivité? Alors que l’Etat a pour mission de garantir la protection des individus, l’égalité face à l’administration, le respect des règles démocratiques.
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Il ne s’agit pas de s’opposer à la révolution numérique, elle est déjà largement installée. Elle nous apporte plus de liberté, un plus large accès aux connaissances, davantage d’efficacité. La société numérique a renforcé la société des individus, qui coexistent dans leur indépendance. Mais en échange de la gratuité des services numériques, nous avons livré au nouvel empire nos données personnelles et nous avons renoncé à une part de pouvoir collectif. Nous sommes dès lors dans l’incapacité de maîtriser les éléments fondamentaux de notre vie. Or, s’inquiète Marcel Gauchet³, «qu'est-ce qu’une liberté sans pouvoir?»
Précédente chronique: Pour des visas d’immigrés
1 «Démocratie smartphone. Le populisme numérique de Trump à Macron», Editions François Bourin, 2017.
2 Revue «Esprit», octobre 2016, «La Silicon Valley et son empire».
3 «Le Nouveau Monde», Editions Gallimard, 2017.
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