Pendant près d’un siècle, chaque Suisse porteur du diplôme fédéral de médecine avait le droit de pratiquer en toute indépendance sur l’ensemble du territoire. Les patients choisissaient librement leur médecin, payant une faible partie des frais couverts par les caisses maladie. L’Etat versait des subventions et se contentait d’une réglementation assez légère. Cela donnait satisfaction. Puis, la médecine progressant, les coûts et les cotisations augmentèrent, la LAMal créa d’étranges distorsions et la Suisse conclut avec l’Europe un accord de libre circulation des personnes (ALCP).

Des règles mal comprises

Le législateur devait réagir mais, après plusieurs revirements, n’a pas trouvé de solution durable. Complexes et confuses, les règles ont été mal comprises. La chronologie permet d’y voir plus clair:

Mars 2000: la LAMal autorisa le Conseil fédéral à subordonner l’admission des médecins indépendants à la preuve d’un besoin.

Juillet 2002: l’ALCP mis en vigueur, une ordonnance du Conseil fédéral limita l’admission des nouveaux médecins, dans chaque canton et par catégorie de praticiens, l’exécution étant confiée aux cantons. La mesure étant prise au départ pour 3 ans, on a parlé à tort d’un moratoire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un numerus clausus qui empêchait l’accès à la profession de nouveaux médecins, sauf s’ils répondaient à un besoin démontré. Inique, ce système protégeait les praticiens déjà installés au détriment des plus jeunes qui étaient en fait condamnés à rester assistants dans un hôpital. A cette inégalité de traitement s’ajoutait une entorse évidente à la concurrence qui violait la liberté économique garantie par la Constitution. Néanmoins, elle fut prolongée de 3 ans en 3 ans jusqu’au 31 décembre 2011.

Janvier 2012 – 2013: A l’issue du numerus clausus un afflux prévisible de nouveaux cabinets médicaux se produisit. Par endroits et selon les spécialités, le nombre des praticiens fut multiplié par trois ou quatre. Ce résultat inévitable et désastreux montrait l’inanité de la clause du besoin.

Juin 2013: Le principe du numerus clausus est de nouveau introduit dans la loi, mais les médecins ayant exercé pendant 3 ans dans un établissement suisse de formation sont dispensés de prouver le besoin. C’est dire qu’il ne s’agit plus, dans la plupart des cas, d’un véritable numerus clausus, mais d’une nouvelle exigence applicable aux futurs praticiens, qui peuvent tous s’installer après le stage requis.

Septembre – décembre 2015: le système provisoire de 2013 expirant le 30 juin 2016, les Chambres élaborent une disposition qui le rendrait permanent. Après avoir à deux reprises adopté la norme nécessaire, à laquelle le Conseil des Etats se rallia, le Conseil national finit par la rejeter, le 18 décembre 2015. Cette volte-face laisse un vide juridique et supprime la seule solution qui ait paru à peu près acceptable à tous les acteurs du secteur essentiel de la santé.

La médecine, profession libérale

Selon les principes constitutionnels, la médecine est une profession libérale: à la liberté des patients répond celle des praticiens. Ces droits fondamentaux ne sont pas absolus mais doivent être pris en compte. Entre les prestataires et les bénéficiaires de soins se trouvent les caisses, conçues comme des sociétés semi-publiques qui devraient défendre, non pas leurs intérêts propres, mais ceux des autres groupes concernés. L’Etat, qui organise le secteur de la santé, doit naturellement le réglementer. C’est dire que les multiples données de l’équation obéissent à des impératifs en partie contradictoires.

D’un côté, l’accès à la profession doit être limité de façon raisonnable; en particulier, l’installation de praticiens étrangers, notamment européens, est nécessaire et d’ailleurs garantie par l’ALCP, mais elle ne saurait permettre la présence de médecins insuffisamment formés, ignorant la langue indigène et notre système de santé. Dans cette perspective, la disposition en vigueur depuis juin 2013 est à la fois juste, opportune et proportionnée. Qu’elle n’ait pas été ancrée dans la loi en décembre 2015 ne se comprend pas. Elle ne suffit même pas à maîtriser les coûts et devrait être complétée.

Le numerus clausus implique un dirigisme rigide

D’un autre côté, le peuple a récemment refusé diverses solutions peut-être plus efficaces, mais moins respectueuses de la liberté, comme la caisse unique et publique, la levée de l’obligation faite aux caisses de contracter avec tous les praticiens, ou encore une nouvelle forme d’assurance qui forcerait les personnes à demander des prestations à un réseau de soins intégré.

Le numerus clausus, qui implique un dirigisme rigide, n’est pas acceptable tel quel. Il ne s’applique plus en pratique, remplacé par l’exigence d’un stage de trois ans, mesure légitime de santé publique qui devrait être maintenue, voire complétée par des dispositions non contraignantes en faveur de la médecine de famille et d’une meilleure répartition des spécialistes sur le territoire.


Etienne Grisel, professeur honoraire à l'Université de Lausanne.

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