Nutrition forcée: la justice croit à tort pouvoir se passer de l’éthique médicale
L’avis de l’experte
En admettant le recours à l’alimentation de force du gréviste de la faim Bernard Rappaz, le Tribunal fédéral écarte la déontologie des médecins, mais invoque le respect des règles de l’art médical. Une position paradoxale, et révélatrice. Par Samia Hurst
Dans un arrêt rendu public le 25 octobre dernier1, le Tribunal fédéral a admis qu’une autorité cantonale puisse ordonner aux médecins de nourrir de force un détenu en grève de la faim. Il ajoute que ces médecins ne pourraient pas se soustraire à cet ordre au nom des directives éthiques de leur profession. La situation semble claire: nous sommes en situation de confrontation entre la règle de droit et l’éthique médicale. Les médecins, défendant ainsi des valeurs qui doivent importer à toute personne malade ou qui le sera un jour, resserrent les rangs pour défendre le droit à mettre le bien du patient avant 2 . Les juges, quant à eux, écartent l’éthique médicale comme devant céder le pas au droit.
Est-ce bien si simple? A la lecture des considérants de l’arrêt, on voit se dessiner à quel point la position qui y est prise sur la place de l’éthique médicale est ambivalente et élude, finalement, la question. On commence par y trouver un rappel que les directives médico-éthiques de l’Académie suisse des sciences médicales n’ont pas, en elles-mêmes, valeur de droit. C’est strictement vrai, et personne ne le dispute. Mais plus loin la justification de la nutrition forcée, un point central de l’arrêt, repose sur la possibilité de la pratiquer «dignement et conformément aux règles de l’art médical». C’est important, car c’est la condition pour éviter que l’alimentation forcée ne soit un traitement inhumain ou dégradant, qui du coup ne saurait être justifié même par un intérêt public important.
Après avoir écarté la déontologie médicale comme secondaire, l’arrêt fonde donc la justification de la règle de droit par un recours aux règles de l’art médical. Cet usage des règles de la médecine qui pourrait être vu comme paradoxal, voire opportuniste, révèle en fait à quel point vouloir opposer le droit à l’éthique médicale a quelque chose d’illusoire. Les règles déontologiques de la médecine ne sont pas des caprices. Elles ne sont pas là pour le confort des praticiens. Elles servent très pratiquement à défendre des valeurs que nous avons tous intérêt à voir défendues dans l’exercice de la médecine. En fondant in fine son argumentaire sur le respect des règles de l’art médical, l’arrêt du Tribunal fédéral l’admet implicitement. Bien sûr, on conçoit que dans ce cas précis les règles de l’éthique médicale n’arrangent pas les autorités. Le bien du patient doit être le premier souci, excluant l’usage de techniques médicales contre ce patient. Mais les arguments du tribunal illustrent surtout que les rapports entre le droit et l’éthique médicale ne sont pas si simples, sans en résoudre les tensions. Le droit est autre chose que l’éthique médicale, mais il en a besoin. C’est là un aspect central de la problématique. Il est important de voir que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, le Tribunal fédéral ne l’a pas véritablement abordé.
L’évocation d’une pratique de la nutrition forcée «digne» et «conforme aux règles de l’art médical» révèle aussi une certaine méconnaissance – répandue il est vrai – de ce que cela implique dans les faits de nourrir de force une personne qui s’en défend. Un article publié dans le Journal of the American Medical Association donne la description suivante:
«L’alimentation forcée des grévistes de la faim qui refusent la nourriture comporte l’usage de la force et d’attaches physiques pour immobiliser le gréviste de la faim, et le placement d’un tube naso-gastrique pour administrer la nutrition. L’alimentation forcée peut avoir pour résultat des séquelles physiques connues globalement sous le terme de syndrome de renutrition. […] Le syndrome de renutrition est caractérisé par une déplétion électrolytique (hypokaliémie, hypophosophatémie, et hypomagnésémie), une rétention d’eau causant des œdèmes, et une hyperglycémie. […] La perfusion rapide de glucose sans réplétion de vitamines peut mener à un déficit aigu en thiamine et un syndrome de Wernicke3 […] L’hypophosphatémie est considérée comme l’élément central du syndrome de renutrition et elle est la cause de la plus grande partie de sa morbidité, et de sa mortalité. Le patient peut aussi mourir d’insuffisance cardiaque en raison d’une rétention d’eau causée par la renutrition, alors que le muscle cardiaque a été déplété par le manque de protéines durant le jeûne. […] L’insertion répétée d’une sonde de nutrition dans le but d’une alimentation forcée peut aussi mener à des complications mécaniques, telles qu’une mauvaise position de la sonde, des traumatismes nasopharyngés ou de l’œsophage et, rarement, une perforation de l’œsophage avec fuite du liquide de nutrition dans le thorax. La gastrostomie percutanée, posée par endoscopie, est une alternative à l’insertion répétée pour l’alimentation sur une longue durée. Ses risques incluent des complications chirurgicales et des fistules, entre autres. Un prisonnier non coopérant devra par ailleurs rester attaché pour éviter le retrait de la sonde d’alimentation.»
Alors, faire cela «dignement» et de manière «conforme aux règles de l’art médical», à quoi cela correspond-il? Les règles de l’art médical exigent justement, du moins dans un tel cas, de… ne pas pratiquer d’alimentation forcée. Une des raisons principales en est la violence qui est souvent nécessaire dans les faits pour alimenter une personne de force. Il est vrai que concrètement, la nécessité d’avoir recours à la violence pour permettre une alimentation est variable. Mais si le gréviste de la faim résiste, la violence nécessaire peut être considérable. Une anesthésie générale est parfois nécessaire, et comporte ses propres risques. Ce n’est pas non plus un acte isolé. A moins de briser la volonté du gréviste de la faim rapidement (et ce terme est en lui-même révélateur) il faudra recommencer tous les jours jusqu’à ce qu’il reprenne une alimentation normale. Dans les années 70, les détenus irlandais du Nord entrés en grève de la faim pour obtenir le statut de prisonniers politiques ont été initialement nourris de force durant six mois sans qu’une issue ne puisse être trouvée à l’impasse. Si un gréviste de la faim est trop faible pour résister, la contrainte nécessaire sera certes initialement moindre. Mais comme il finirait – c’est finalement là le but – par aller mieux, on ne peut même dans un tel cas éviter la violence que temporairement.
Evaluer le degré de force nécessaire et les risques encourus dans un cas concret est un jugement clinique. Evaluer si une alimentation forcée est possible sans sortir des règles de l’art médical est un jugement clinique et d’éthique médicale. Un ordre de procéder à une alimentation forcée qui ne tiendrait pas compte de cette évaluation, ne remplirait en fait pas les conditions fixées par le Tribunal fédéral. Il ne s’agit donc pas d’une simple confrontation, mais d’une situation où le jugement clinique, et éthique, des médecins demeure malgré tout central. 1. Arrêt du 26 août 2010 (6B_599/2010). 2. Voir les réactions du Pr Pierre Dayer (directeur médical des HUG) et du Dr Jacques de Haller (président de la FMH) au TJ du 25 octobre, ainsi que les prises de position publiées dans le Bulletin des médecins suisses du 29 septembre (No. 39/2010). 3. Trouble neurologique sévère caractérisé par la perte de la mémoire à court terme, une paralysie des yeux, des difficultés à déglutir, des troubles de l’équilibre, un état confusionnel, et pouvant entraîner un coma.
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