Opinion
OPINION. Il n’existe pas d’exception suisse en matière de discrimination et le passé colonial des Etats ne constitue pas une clé de lecture pertinente pour expliquer le racisme anti-noir, explique Robin Stünzi, coordinateur scientifique du Pôle de recherche «nccr – on the move» au sein de l’Université de Neuchâtel

En juin dernier, la vague d’indignation suscitée par le meurtre de George Floyd a gagné l’Europe et la Suisse, où de nombreux manifestants se sont réunis pour demander une reconnaissance de la réalité du racisme sévissant également de ce côté-ci de l’Atlantique. Malgré des différences liées au contexte local dans lequel elles se produisaient, ces mobilisations visaient à dénoncer les inégalités de traitement subies par les personnes considérées comme noires dans leurs transactions sociales, que ce soit dans leurs relations avec la police, dans leur accès à l’emploi ou au logement. Comme en témoigne une opinion parue dans ces colonnes, de nombreux acteurs du débat public suisse et européen peinent à accorder du crédit à cette parole, en partie parce que ce système inégalitaire est invisible pour toutes les personnes dont la peau est considérée comme blanche. C’est pourquoi la production et la diffusion de données permettant de le rendre visible revêtent une importance capitale pour la qualité du débat public.
Rapport de discrimination de 1.30
Consciente de cet enjeu, une équipe du Pôle de recherche national «nccr – on the move» au sein de l’Université de Neuchâtel a mené une étude semi-expérimentale sur la discrimination à l’embauche fondée sur la couleur de peau. L’expérience consiste à répondre à des offres publiques d’emploi dans le secteur de la vente et de l’électricité par l’envoi de deux candidatures fictives présentant des qualifications identiques, qui diffèrent uniquement selon le pays d’origine des parents des candidats. L’analyse mesure la discrimination en comparant le traitement de candidatures issues de personnes d’origine suisse à celui réservé aux dossiers de citoyens suisses descendants d’immigrés camerounais. Concrètement, on observe si ces candidats sont invités à un entretien d’embauche et on calcule un «rapport de discrimination», c’est-à-dire l’écart entre le nombre de dossiers que les candidats d’origine camerounaise doivent envoyer pour être convoqués à un entretien et le nombre de dossiers envoyés par leurs congénères d’origine suisse. Cette méthode, connue sous le nom de «correspondence testing», a été mise au point par l’Organisation internationale du travail (OIT) pour mesurer l’inégalité dans l’accès à l’emploi et constitue désormais un standard à l’échelle internationale.
Si les inégalités de traitement sont inférieures à celles documentées dans le cas français, elles sont supérieures à celles observées en Belgique
Notre étude révèle un rapport de discrimination de 1.30, ce qui signifie que les citoyens suisses descendants d’immigrés camerounais doivent envoyer 30% plus de dossiers de candidature que leurs homologues d’origine suisse afin d’être convoqués à un entretien d’embauche. Ainsi, nos résultats mettent en évidence une réalité encore mal appréciée dans la société suisse: des inégalités de traitement affectent les jeunes noirs sur le marché du travail, alors qu’ils sont détenteurs du même passeport et des mêmes qualifications linguistiques, scolaires et professionnelles que leurs contemporains d’origine suisse. Certes, «les Noirs n’ont vraiment pas l’air terrorisé ni ostracisé» dans les rues suisses, pour reprendre la formule de Mme Miauton, mais leur accès à un emploi se trouve freiné par un traitement discriminatoire directement imputable aux stéréotypes négatifs associés à la couleur de leur peau.
Comparable aux Etats-Unis
Cela est d’autant plus vrai que notre étude permet seulement de mesurer un taux de discrimination minimal. En effet, elle ne se base que sur l’invitation (ou non) à un entretien, alors que la discrimination intervient probablement à d’autres étapes du processus d’embauche. D’autre part, nos candidats fictifs présentent des profils «idéaux», au sens où ils n’ont jamais été au chômage, ont suivi leur formation avec succès et ont d’excellentes recommandations de leur employeur antérieur. Or, nous savons grâce à d’autres études que les discriminations fondées sur l’origine ou la couleur de peau sont «cumulatives», c’est-à-dire qu’elles affectent les individus stigmatisés à différentes étapes de leur parcours de formation, réduisant ainsi les chances de les voir arriver sur le marché de l’emploi dans les mêmes conditions que les candidats d’origine suisse.
Cela dit et compte tenu de la teneur du débat actuel, ce résultat peut être mis en perspective internationale, grâce aux données compilées par Lincoln Quillian et ses collègues sur la discrimination à l’embauche de personnes afro-descendantes dans différents Etats de l’OCDE. Si les inégalités de traitement révélées par notre étude sont inférieures à celles documentées dans le cas français où elles atteignent des sommets (rapport de discrimination de 2.02), elles sont supérieures à celles observées en Belgique (1.05) et aux Pays-Bas (1.19) et sont très proches du cas américain (1.36), d’où la vague de protestations est partie. Cette comparaison suggère qu’il n’existe pas d’exception suisse en la matière et que le passé colonial et/ou esclavagiste des Etats concernés ne constitue pas une clé de lecture pertinente pour expliquer cette forme particulière de racisme anti-noir que notre étude met en lumière.
*Robin Stünzi, coordinateur scientifique du Pôle de recherche «nccr on the move» au sein de l'Université de Neuchâtel
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