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OK pour «nénufar», mais le son «é», par exemple, ça s’écrit «é, ée, és, ées, er, ez ou ai»?

La simplification de l’orthographe française dans les manuels scolaires romands dès 2023 ne laisse personne indifférent. Mais la vraie difficulté, n’est-ce pas la complexité de l’orthographe grammaticale?

Image d'illustration.
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Débat pas tout neuf, qui touche à nos deux langages, l’écrit et l’oral. Exemple: prononce-t-on «ognon» ou «ouagnon»? La réponse est évidente. Mais quand on touche à ce sujet en journalisme, le jeu classique est de l’appliquer directement en l’écrivant, de le mettre en abyme, en quelque sorte. Aussi 24 Heures, dans son éditorial du jour, n’a-t-il pas hésité à nous parler de l’«orthographe rectifiée et [de] sa cohorte d’ognons douçâtres et de nénufars boursoufflés, qui vont bientôt débarquer dans les manuels scolaires» de Suisse romande. «Les réactions outrées seront nombreuses, à n’en pas douter.»

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C’est que les cantons romands ont prévu d’introduire dès 2023 de nouveaux manuels de français dans les écoles obligatoires. La Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) propose une écriture plus inclusive ainsi qu’une nouvelle orthographe pour certains mots.

Outrage, donc? Un internaute de la Tribune de Genève n’en doute pas une seule seconde: «C’est un vrai nivellement par le bas digne de ceux et celles qui nous dirigent, écrit-il. Mais indépendamment de cela, la langue est un bien culturel et seule la France dont est issue la langue devrait avoir le droit de changer l’orthographe des mots. La Suisse francophone ne devrait pas avoir ce pouvoir»…

C’est au moins clair. Tout aussi clair que ce «signal de plus, révélateur d’une société sur la pente de plus en plus abrupte vers la complète décadence, amorcée depuis déjà quelques lustres…» Dans cet océan de remarques acerbes et désabusées contre les «communistes» au pouvoir dans les DIP, les lecteurs sont bien peu à défendre une «réforme positive sur toute la ligne» et à avoir «confiance en notre jeunesse: les mots d’amour resteront identiques à leur intention.»

Comme à son habitude, un député PLR spécialiste des questions de formation scolaire porte «un regard conservateur sur cette réforme. Le français, pour Jean Romain, est une langue qui, à l’écrit, doit conserver ses trésors du passé, dit-il sur Léman Bleu. Car le niveau du français a baissé, selon lui. La langue n’est pas le cimetière du passé», dit-il.

Hasard du calendrier, un sondage réalisé par Médiamétrie qui révèle les habitudes d’écriture des Français sur la sphère numérique laisse penser «qu’il y aura toujours un minimum de règles d’orthographe, même si les règles évoluent et que certaines sont malmenées, voire moribondes…» Ce qui est plus inquiétant, lit-on dans Le Figaro, c’est «la porosité entre les situations d’énonciation: quand on s’adresse à quelqu’un dans le domaine professionnel, on met les formes. L’orthographe et la conjugaison sont les «bonnes manières» de la langue». Mais…

Résultat: quand «on jongle ainsi entre les deux codes, […] cela demande une certaine maîtrise de la langue. Le problème survient donc lorsqu’on ne sait plus jongler entre ces deux univers, lorsque le langage courant contamine le langage traditionnel et que l’on se retrouve avec des énoncés que la norme juge inacceptables, dans un courriel professionnel, à l’administration…»

La leçon du Canada

Un professeur de linguistique à la retraite s’exprimait aussi sur ces questions il y a quelques jours dans Le Devoir de Montréal, au Québec, donc, là où le français est vénéré comme une langue déesse mais aussi en permanence menacé par l’anglais. Pour dire qu'«on peut blâmer l’école, les enseignants, les apprenants, les méthodes d’enseignement tant qu’on voudra, il reste que l’une des raisons, sinon la raison principale, des difficultés des francophones en français écrit réside d’abord et avant tout dans l’incroyable complexité, le plus souvent totalement injustifiée, de l’orthographe grammaticale française.»

Selon lui, les simplifications de l’orthographe ne suffisent pas, car «le nœud du problème reste le même: notre orthographe grammaticale (celle touchant en grande partie les suffixes exprimant les accords, les personnes, temps et modes verbaux…) est désuète, inefficace, déconnectée du français parlé. […] A l’aide de la mémoire photographique, on arrive à se souvenir de la graphie des mots «œil, oiseau, écureuil», et ce, même si leur prononciation est loin de leur graphie, mais pour savoir si le seul son «é» s’écrit «é, ée, és, ées, er, ez, ai», il faut bien connaître les multiples règles grammaticales (et leurs exceptions)».

D’ailleurs, rappelle le psycholinguiste Pascal Gygax, interrogé par Le Temps mais aussi par La Liberté de Fribourg, cette complexité s’explique aussi par le politique et peut aussi favoriser les retournements de l’Histoire: «N’oublions pas que le français a connu des vagues volontaires de complexification arbitraire. Le but de l’aristocratie était de rendre la langue moins accessible du point de vue de son orthographe et de sa syntaxe à la population. Il est donc tout à fait possible d’introduire de nouvelles règles qui incluent tout le monde.» Et Gygax d’ajouter ce qui est presque devenu un poncif aujourd’hui:

N’empêche, ma maîtresse de stage en journalisme, grande critique littéraire aujourd’hui disparue, disait toujours qu’il eût fallu lui passer sur le corps pour qu’on lui fît un jour utiliser le mot «écrivaine»… Reste qu’avec cette orthographe rectifiée et une volonté de plus grande inclusion dans le lexique francophone, «l’objectif avoué est» de «démasculiniser» le langage et «de ne plus surcharger inutilement un enseignement déjà complexe. Les élèves devraient aussi y trouver leur compte, avec une plus large place au raisonnement, plutôt qu’à la mémorisation», selon la radio LFM. Sauf que rien n’est simple:

Bref, «comme le fait valoir le président [de la CIIP] Jean-Pierre Siggen dans 24 Heures, il s’agit de faire désormais entrer à l’école certains usages qui ont eu le temps de faire leur place, y compris dans les dictionnaires. En 1990 déjà, le Conseil supérieur de la langue française présentait les principes d’une orthographe rectifiée avant qu’ils ne soient admis par l’Académie française et les dictionnaires.» Cette «décision intervient après un examen approfondi de la situation en France, en Belgique et au Québec, où l’orthographe rectifiée a été validée», indique le responsable.

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