«On connaît aujourd’hui le niveau de haine envers la Pologne»
Opinion
OPINION Début mars entrait en vigueur en Pologne une loi sur la Shoah. Très critiqué en Pologne même et à l’étranger, ce texte est défendu par l’ambassadeur de Pologne à Berne, Jakub Kumoch. Pour lui, on ne reconnaît toujours pas le statut de premières victimes du nazisme aux Polonais. Entretien

Début mars entrait en vigueur en Pologne une loi prévoyant jusqu’à 3 ans de prison pour ceux qui attribueraient «la responsabilité ou la coresponsabilité de la nation ou de l’Etat polonais pour les crimes commis par le IIIe Reich allemand». Cette loi sur la Shoah a soulevé de nombreuses critiques dans la communauté des historiens et en Israël en particulier. A la suite de la publication de plusieurs tribunes critiques dans nos colonnes, l’ambassadeur de Pologne à Berne, Jakub Kumoch, tenait à défendre le point de vue des autorités de son pays.
Le Temps: Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de vouloir imposer une lecture officielle de l’histoire polonaise?
Jakub Kumoch: Il s’agit de la loi contre la diffamation. Israël, dès 1986, et plusieurs pays européens ont des lois qui interdisent la négation de la Shoah. D’autres pays sanctionnent la négation du génocide arménien, d’autres la négation de la grande famine en Ukraine. La Pologne a les mêmes droits pour combattre la distorsion de l’histoire. L’article 55A de cette loi impose des peines à ceux qui attribuent à la nation ou à l’Etat polonais «contrairement aux faits» des crimes perpétrés par les nazis.
Exemple: dire qu’Auschwitz n’était pas un camp allemand mais polonais est une insulte. Tout comme un individu privé, la nation doit pouvoir se défendre contre la diffamation. Ceux qui critiquent la loi ne l’ont pas bien comprise ou ne l’ont pas lue. Cette loi a été créée en réaction à la fausse éducation sur l’Holocauste.
C’est quoi cette fausse éducation?
L’absence de connaissance historique sur la réalité de la Deuxième Guerre. Les Allemands ont transformé toute la Pologne occupée en un grand camp de concentration et leur objectif était d’annihiler la population locale ou de la convertir en esclaves. On me demande souvent pourquoi la Pologne ne peut pas se «confronter à son passé comme la France ou l’Autriche». Il faut être ignorant pour poser une telle question.
La Pologne fut entièrement occupée, détruite: il n’y a pas eu de gouvernement de collaboration, nous avons été annexés par le Reich allemand. Quand la France concluait l’armistice avec les Allemands, le gouvernement polonais était en exil à Londres et poursuivait la lutte contre les Allemands. Il n’a jamais participé aux crimes du Reich. Il s’est battu contre eux.
Au sein de la population, nombreux furent les individus qui résistèrent. Nombreux également furent ceux qui collaborèrent à la chasse aux juifs. Ne peut-on plus en parler?
Bien sûr que si. La loi protège l’honneur de l’Etat et de la nation, non celle des individus et surtout pas celle des traîtres. Si vous me demandez quel rôle les Polonais ou d’autres populations non juives ont joué dans la persécution, la position de l’Etat polonais est claire: ces personnes ont trahi leur gouvernement et leur patrie. Plusieurs d’entre elles ont été exécutées pendant la guerre. Il y a eu des collaborateurs en Pologne comme dans tous les pays européens. Mais peut-on considérer des traîtres comme les représentants de la nation?
L’antisémitisme polonais à cette époque est documenté. Ne peut-on plus parler de ce terreau national-là?
La Pologne d’avant-guerre était marquée par les conflits intercommunautaires, mais il y a une énorme différence entre l’antisémitisme répandu partout en Europe et la machine de mort mise en place par le Reich allemand. Il n’y avait ni ghetto, ni camp de la mort en Pologne avant l’occupation allemande. Les Polonais sont d’abord des victimes de la guerre: en plus des trois millions de juifs, il y a eu jusqu’à trois millions de Polonais tués par les Allemands, les Soviets ou d’autres.
Le président, Andrzej Duda, vient de s’excuser pour l’épisode antisémite de 1968 qui a provoqué la fuite de 12 000 Polonais juifs. Il y a aussi eu des pogroms après la guerre…
Attention, ici nous ne parlons plus de la Shoah! Cet antisémitisme institutionnalisé du régime communiste a été reconnu et condamné par l’Etat. Le pogrom de Kielce ou la campagne antisémite de 1968 ont été perpétrés à l’époque où la Pologne était gouvernée par un régime totalitaire, jamais élu par les Polonais. Voulez-vous savoir combien de Polonais non juifs ont été tués, massacrés, condamnés par le même régime imposé par les Soviets? Ce même régime, deux ans plus tard, a ouvert le feu sur les ouvriers à Gdansk et Gdynia en massacrant des dizaines de Polonais chrétiens.
Ne serait-il pas imaginable que l’Etat polonais puisse aujourd’hui adresser un message concernant l’antisémitisme ayant permis les massacres durant la guerre…
La Shoah a été perpétrée par l’Etat nazi allemand au nom d’une idéologie raciale qui était presque entièrement absente dans le discours polonais et dont les Polonais aussi ont été victimes. Aucun antisémite polonais avant la guerre n’a planifié, postulé ou voulu un massacre des juifs. Point.
La Suisse a eu sa Commission Bergier. La Pologne ne pourrait-elle pas faire de même?
La Suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale était un pays indépendant et souverain avec un gouvernement. Le problème de la Suisse n’est pas l’antisémitisme mais l’action de l’Etat, qui a fermé ses frontières à des réfugiés. Ici il ne s’agit pas des actions des individus mais d’une politique d’Etat.
Les organisations juives polonaises disent que cette loi crée un mauvais climat, que cela libère la parole antisémite, anti-étrangers?
La Pologne n’a pas entamé cette dispute. Dès les premiers jours de discussion sur cette loi, des accusations incroyables ont surgi en Israël. Par contre, mon gouvernement a toujours condamné l’antisémitisme. Les organisations juives sont protégées. L’antisémitisme n’a jamais été accepté socialement parmi les élites. Pour un Polonais, le mot «antisémite» est une insulte parce qu’il s’agit d’une attitude raciste qui est socialement inacceptable. Les Polonais ont le droit de protéger le nom de leurs ancêtres, de leur pays. Ne soyez pas étonné qu’une personne insultée se défende.
Le 22 mars, le procureur général Zbigniew Ziobro a jugé la loi en partie inconstitutionnelle car elle est inapplicable. Tout ça pour ça…
La Cour constitutionnelle devrait se prononcer sur la constitutionnalité de cette loi.
Cette loi qui est destinée à mieux protéger la réputation de la Pologne a jusqu’ici plutôt terni l’image du pays…
Oui et non. On connaît aujourd’hui le niveau de haine envers la Pologne. Aux Etats-Unis, en Europe, en Israël, il y a beaucoup de gens qui nous attribuent les pires crimes qui soient. C’est faux. On a découvert que le niveau de culpabilisation de la Pologne est beaucoup plus fort qu’on ne le pensait. Cela a été un choc pour beaucoup d'entre nous. J’ai aussi reçu des lettres de haine incroyables ici à l’ambassade à Berne.
Comment l’expliquer?
Surtout par l’absence d’éducation. Depuis des années, des jeunes juifs se rendent en Pologne pour visiter Auschwitz sans savoir grand-chose sur la guerre, les frontières, la réalité de l’occupation allemande, les exécutions sommaires, la peine de mort pour n’importe quelle insubordination, et surtout pour l’aide aux juifs. Beaucoup d’entre eux ne savent même pas qu’Auschwitz, qui se trouve en Pologne aujourd’hui, se trouvait pendant la guerre en Allemagne. Les frontières ont été changées. Le musée d’Auschwitz a fait un travail remarquable pour expliquer ces faits, mais sans éducation on ne peut pas progresser.
L’effet est déplorable: nous ne sommes toujours pas reconnus comme des victimes de la Deuxième Guerre mondiale. On est associé à la tragédie de la nation juive, ou même comme les complices de cette histoire. Nos ancêtres qui luttaient contre les Allemands sont présentés comme leurs associés. C’est absurde et on a le droit de s’en défendre.
Sur le même sujet:
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.