On ne sauvera pas les antiquités du Moyen-Orient par l’exportation

Les vestiges mésopotamiens ou d’ailleurs ne sont-ils pas davantage en sécurité dans les musées occidentaux que dans leur lieu d’origine? Les collectionneurs qui achètent aux marchands, souvent mal vus, ne sont-ils pas d’une certaine manière des sauveurs du patrimoine? C’est une question légitime qui interpelle, au moment où le patrimoine archéologique du Moyen-Orient fait l’objet de pillage et de vandalisme de masse.

Nos collections publiques ont pour origine les cabinets de curiosités des princes européens du XVIe siècle. Cadeau diplomatique par excellence, l’objet archéologique est d’emblée porteur d’un message de légitimité institutionnelle: son détenteur est l’héritier de la perfection antique, modèle idéal des cours européennes, puis de l’élite politique et industrielle de l’Europe des Nations du XIXe siècle. Mis au jour dans les fouilles menées dans les pays sources par cette même Europe alors colonialiste, l’objet antique, qu’il soit égyptien, mésopotamien ou gréco-romain, souligne le prestige des nations occidentales; elles savent le mettre en valeur dans ces institutions émergentes que sont leurs musées. Un point domine cet historique: la provenance et le contexte des découvertes des œuvres sont parfaitement connus et publiés. Cet idéal du savoir sera victime du traumatisme sans précédent occasionné par la Deuxième Guerre mondiale. Depuis 1945, l’urgence de reconstruire en remplaçant le patrimoine disparu a provoqué, face à l’immensité de la demande, la perte de toute provenance pour les objets issus du marché de l’art.

Atterrés par la multiplication des fouilles clandestines découlant de cette quête de restauration rapidement transformée en chasse au trésor d’un genre nouveau, les archéologues de terrain ont dénoncé ces dérives et provoqué une réaction indispensable. La convention promulguée par l’Unesco en 1970 pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels en est la conséquence. Elle est le socle fondateur des législations nationales qu’elle a depuis inspirées, à l’instar de la loi suisse sur le transfert des biens culturels (LTBC), dont on célébrera le 1er juin prochain les dix ans de l’entrée en vigueur.

Ce corps de lois fut combattu avec véhémence par les protagonistes du marché de l’art. Tout en rappelant être à l’origine même de la sauvegarde du patrimoine, leur credo se résume au fait que chaque objet dans un musée ou dans une collection particulière est un objet «sauvé» de l’incurie et du vandalisme ordinaire ayant cours dans les pays sources. On sait depuis les affaires Medici et Becchina qui secouèrent Genève en 1995 et Bâle en 2002 ce qu’il en était vraiment: ce marché-là était axé sur l’exploitation sans scrupule du pillage de plus en plus intensif des pays sources.

Où en sommes-nous aujour­d’hui? Conservateurs et archéologues sont de plus en plus nombreux à se préoccuper de la sauvegarde du patrimoine et de la lutte contre le trafic illicite. En Suisse, grâce à la LTBC, les actions menées par le Service spécialisé du transfert international des biens culturels donnent des résultats tangibles: les affaires se multiplient, les prétoires prennent le pli de ce type de procédure jusqu’alors exceptionnel. Le monde va mieux… mieux? Voire, puisqu’en parallèle le ravage des sites archéologiques et des institutions muséales a atteint ces dernières années un niveau sans précédent. D’où la question posée.

Envisager «le sauvetage» par les musées et les collectionneurs du patrimoine des régions en conflit relève, on le voit, de l’axiome défendu par le marché de l’art. Entrer en matière serait méconnaître l’immense responsabilité du monde occidental dans la disparition désormais rapide et planétaire des biens culturels. C’est par son influence que l’objet archéologique, de par la valeur monétaire que collectionneurs, marchands, assureurs, mais aussi musées lui confèrent, est devenu un outil financier à part entière. Il est ainsi devenu une véritable valeur refuge, la seule qui soit constamment haussière depuis 1990.

Cette évolution des prix n’échappe pas aux réseaux maffieux. Responsables du pillage endémique en temps de paix, ils industrialisent sous nos yeux leur emprise sur les sites antiques des pays en guerre, à témoin les dévastations observées dans le bassin méditerranéen.

La préservation des biens culturels dans les pays sources se joue ainsi sur le front des marchés de l’art. Les contraintes légales actuelles s’avèrent insuffisantes pour garantir un commerce des seules antiquités licites et fermer la porte à ces dizaines de milliers d’œuvres qui, pillées aujourd’hui, arriveront demain dans les boutiques. Des nouvelles lois sont actuellement élaborées, à l’instar de l’Allemagne, qui va promulguer l’interdiction de vendre un objet archéologique non muni d’une autorisation d’exportation délivrée par son pays source. Pour intéressante qu’elle soit, cette piste ne garantit pas l’éradication des dévastations observées.

Face à la tragédie sans précédent qui engloutit le patrimoine de pays porteurs de civilisations millénaires, il est temps pour les acteurs culturels de s’engager résolument en faveur de la démonétisation du bien culturel. Emprunter cette voie, c’est paver le chemin pour la sauvegarde des patrimoines par leur seule valeur culturelle, ô combien éloignée de ces valeurs monétaires qui les détruisent.

Docteur en archéologie, chercheur associé, Université de Berne

Il est temps pour les acteurs culturels de s’engager résolument en faveur de la démonétisation de ce type de biens

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