l’avis de l’expert
L’accord conclu entre syndicats et patronat de la métallurgie et des machines fête ses 75 ans cette année. Ouvrant la voie aux conventions collectives et aux solutions négociées, la Paix du travail aura aussi ouvert le système politique à la pluralité. Son actualité reste brûlante. Par Olivier Meuwly, historien
Rarement un anniversaire sera tombé à ce point en résonance avec l’actualité. Le 19 juillet 1937, les représentants patronaux et syndicaux de la métallurgie et de l’industrie des machines signaient ce pacte qui ne tardera pas, comme le rappelle Bernard Degen dans l’article qu’il lui consacre dans le Dictionnaire historique de la Suisse (www.hls-dhs-dss.ch), à conquérir une place de choix dans la mythologie de la Suisse moderne.
La Paix du travail doit-elle toutefois être condamnée à allonger la liste des mythes qui ornent notre geste nationale? Loin de là. Ni fondement, ni apogée de l’esprit consensuel helvétique, la Paix du travail n’en illustre pas moins l’une des formes les plus abouties. Elle couronne la dynamique du dialogue entre partenaires concernés, comme matrice des solutions aux problèmes qui émaillent l’existence d’un pays exposé par sa nature à des clivages nombreux. Elle constitue une partie intégrante d’un système où majorités et minorités se reconfigurent, au gré d’une vie politique enserrée entre une ordonnée et une abscisse qui ont pour noms fédéralisme et démocratie directe.
La fonction particulière qu’occupe la Paix du travail dans l’histoire politique récente de la Suisse ne peut être comprise que remise dans son contexte. Car l’importance de l’accord conclu en 1937 ne se confine pas au domaine économique. A certains égards, son impact sur l’organisation du pays a peut-être été plus fort encore.
Dès les années 1860, la Suisse découvre la grève comme outil usuel de la lutte entre ouvriers et patrons. La situation se durcit au tournant du XXe siècle. De nombreux conflits du travail perturbent les années qui précèdent la Première Guerre mondiale et l’armée est souvent convoquée pour rétablir l’ordre. La grève générale de 1912 marquera durablement les esprits. La lutte des classes à la mode helvétique ne s’inscrit plus dans le cadre de la démocratie directe.
L’hégémonie des radicaux, qui avaient réussi tant bien que mal à faire cohabiter leur aile économique et leur aile plus étatique, vacille. A droite surgit le futur mouvement agrarien; à gauche, l’USS est fondée en 1880, puis le Parti socialiste suisse, huit ans plus tard. Dès 1904, ce dernier se proclamera officiellement marxiste. La position de synthèse adoptée par le PRD est irrémédiablement ébranlée.
Sur le plan social, les radicaux, désormais convaincus que le dense réseau de mutuelles qui irriguait la vie sociale suisse devait être complété par un système d’assurances pilotées par l’Etat, ne font passer leur loi sur l’assurance contre la maladie et les accidents qu’en 1912, après un échec dix ans plus tôt.
Les relations du travail, adossées à la loi sur le travail acceptée par le peuple en 1877, sont pour leur part de plus en plus régies par des conventions collectives de travail, qui recevront un cadre légal formel dans le Code des obligations en 1911. Certains radicaux, associés à des conservateurs catholiques, rêvent même de syndicats obligatoires; l’idée sera écartée car jugée contraire à la liberté économique.
Ces avancées sont trop tardives pour apaiser les tensions, que la guerre de 14 pousse à leur paroxysme. En 1918, la grève générale provoque un profond traumatisme, des concessions sont nécessaires. Est ainsi admise la représentation proportionnelle pour les élections au Conseil national. Référendums législatifs (depuis 1874) et initiatives populaires (depuis 1891) n’apparaissent plus suffisants aux yeux des minoritaires. Le paysage politique suisse en sort bouleversé: les radicaux s’effondrent, tout en restant majoritaires au Conseil fédéral, et les conservateurs se maintiennent, alors que socialistes et agrariens progressent fortement au Conseil national.
Déchirés entre leur orthodoxie en matière de finances publiques et une nécessaire ouverture sur le plan social, les radicaux hésitent à laisser un siège gouvernemental aux socialistes, sans lendemain. Le conflit gauche-droite est à vif sous le regard du peuple qui sanctionne tout débordement vers l’un ou l’autre des deux camps.
Un durcissement de la loi sur le travail, deux lois à vocation sécuritaire et une baisse des salaires de la fonction publique sont successivement refusés. Désormais, les radicaux doivent présenter des candidats à la magistrature suprême acceptables par la gauche. En 1935, une révision de la Constitution dans un sens plus autoritaire est à son tour balayée.
En même temps, tout virage à gauche est également brisé. Une initiative dite de crise est rejetée en 1935, à cause de son interventionnisme excessif. Auparavant, l’AVS avait été refusée, pour des raisons financières. Malgré de bons résultats électoraux, les socialistes réalisent qu’ils n’atteindront jamais la majorité. L’idée d’une collaboration avec les partis bourgeois, pratiquée depuis longtemps dans certains cantons et villes, se répand. Les syndicats poussent dans cette direction, au nom des intérêts bien compris de leurs membres.
Comment dépasser les conflits habituels? Le mouvement dit des Lignes directrices, lancé par l’économiste de l’USS et futur conseiller fédéral Max Weber, tente de bâtir une passerelle avec les bourgeois de gauche, en 1936. Il suscite toutefois la méfiance des radicaux et s’alliera avec le PS avant de se déliter, l’année suivante.
Mais le désir de dépasser la lutte des classes anime aussi d’autres milieux, plus à droite. Depuis le début des années 30, le corporatisme, issu du conservatisme catholique et protestant (Ligue vaudoise), semble ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Certains radicaux, de plus en plus critiques envers le capitalisme, libéraux et agrariens s’y intéressent, jusqu’à ce que le Parti radical réaffirme dès 1938 son adhésion aux principes fondamentaux du libéralisme.
Le marasme des années 30 est grand; l’époque se prête à des expériences inédites. Alors que les pleins pouvoirs ont été accordés au Conseil fédéral et que la menace allemande incite les socialistes à soutenir la défense nationale, l’association patronale des machines, derrière Ernst Dübi, et la FTMH de Konrad Ilg signent en 1937 la Paix du travail. La grève est en principe répudiée, la priorité donnée à la négociation. Les futures conventions collectives, de par le pays, s’en inspireront largement.
La Paix du travail cristallise dans son mécanisme plusieurs caractéristiques du système helvétique. Elle se nourrit de la logique de la démocratie directe qui, durant l’entre-deux-guerres, a joué un rôle stabilisateur puissant, en empêchant toute dérive à droite ou à gauche et en contraignant les partis et partenaires sociaux à discuter. Et elle offre une place centrale aux associations, en l’occurrence économiques et syndicales, au cœur du processus politique: une constante de l’histoire suisse.
C’est d’elles que vient l’initiative de ce dialogue réinventé. Les partis ne sont pas exclus, mais entrent en scène par la suite, pour donner une forme institutionnelle au mode nouveau de collaboration ainsi «officialisé». Ils prendront ainsi leur responsabilité en décembre 1943, lorsqu’est élu le premier conseiller fédéral socialiste, aidé en outre par l’excellent score réalisé par sa formation lors des élections d’octobre.
La politique suisse entonne désormais l’air de la coopération institutionnalisée entre les différents acteurs de la politique nationale. L’AVS est enfin acceptée en 1949, en même temps que les articles dits «économiques» de la Constitution, qui obligent à consulter les milieux intéressés lors de l’élaboration de tout projet de loi.
Alimenté par l’essor économique de l’après-guerre, et soutenu par la force symbolique et concrète de la Paix du travail, l’Etat social helvétique se met en place et se donne une structure «proportionnelle» du pouvoir, par le biais de la «formule magique», en vigueur jusqu’en 2003.
Des questions planent néanmoins sur la Paix du travail: mythe helvétique ou pacte diabolique conclu entre le patronat et les ouvriers, comme l’assurent certains historiens de gauche? Atteinte à la libre concurrence, comme le suggèrent parfois des économistes libéraux? Peut-elle contribuer à repenser un paysage politique en (dé-) recomposition?
La Paix du travail demeure un exemple de la force de la liberté contractuelle, que la Loi et l’Etat doivent épauler, subsidiairement. Elle prolonge les principes fédéralistes et démocratiques qui forment les soubassements institutionnels de la prospérité helvétique.
Son actualité est en tout cas brûlante, en ces temps troublés qui sont les nôtres. On le constate aujourd’hui, elle sert encore de cadre à la résolution des conflits dans un sens favorable à tous. Ses fondements doivent continuer à être interrogés et discutés. Pour mieux assurer leur solidité.
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.