Christian Weyer retire ses lunettes et mobilise sa mémoire intacte. Pour raconter son histoire, il doit rajeunir de près de quarante ans. Un monde. A la fin des années 60, la signature d'une banque turque ne vaut pas grand-chose, les Bombay Merchants sont réputés pour argumenter sans fin, la Chine n'existe pas sur les cartes commerciales.
Christian Weyer travaille depuis peu à la Banque de Paris et des Pays-Bas, à Genève. Cherchant de nouveaux clients, en 1971, il redécouvre l'intérêt d'un instrument tombé en désuétude: la lettre de crédit. Celle-ci permet d'assurer au vendeur le paiement de sa cargaison et à l'acheteur la réception de sa marchandise en temps voulu et en bon état.
Weyer a l'intuition de sa vie. Plutôt que d'accorder des crédits sur la base de la solidité financière du client, comme le font la plupart des banques à l'époque, il décide de réactiver cet instrument vieux comme le commerce, né du génie levantin, et de gager la transaction sur le contrôle par la banque de la valeur de la marchandise échangée. Le mont-de-piété adapté au XXe siècle!
C'est ainsi que ce banquier d'origine française va placer Genève au cœur du négoce des matières premières, et faire affluer dans la ville les millions du trading, ceux du pétrole en particulier. Il est à la richesse marchande de la ville ce que William Rappard fut à sa gloire internationale. «Il a tout inventé», s'exclame un banquier privé.
Mais hors du cercle des initiés, qui le sait? Christian Weyer n'a jamais raconté son histoire. Elle évoque pourtant Cendrars aussi bien que la course aux millions. Car si tout s'est construit au fil de télex et de lettres de crédit, dans des bureaux du centre de Genève, les ordres qu'il y donnait agitaient tout un théâtre de commerçants coriaces, de cargos rouillés et de bluffeurs inspirés.
L'outil de crédit qu'il développe révèle sa formidable utilité lors du choc pétrolier, en 1973, lorsque les «majors» perdent le contrôle de la chaîne de production au profit des pays producteurs et de leurs sociétés nationales. Il leur faut des intermédiaires pour écouler leur marchandise auprès des distributeurs. Et ces nouveaux opérateurs ont besoin de financements bancaires.
Genève ne voit pas fleurir cette activité par hasard. La région bénéficie de l'émigration de riches cotonniers égyptiens et soudanais chassés par les nationalisations de Nasser en 1956. Ils ont repéré sur les rivages lémaniques les avantages de la neutralité et de la stabilité politique, une fiscalité accueillante, un immobilier accessible aux étrangers, un réseau téléphonique en état de marche et un aéroport «intercontinental». Dans leurs bagages, ils apportent une longue expertise transactionnelle, qui doit autant à la psychologie qu'au savoir bancaire traditionnel.
«J'ai beaucoup appris d'eux», observe Christian Weyer. De leur capacité de résilience notamment: «Ils pouvaient faire faillite un jour et rebondir le lendemain. Ils étaient à cent coudées au-dessus des négociants européens, médiocres et sans audace. Ils apportaient l'imagination, une vision. On ne mesure pas ce que la Suisse doit à cette génération fabuleuse.»
Grâce à eux, Christian Weyer apprend la règle d'or de son métier: connaître son client. Know your customer. «J'ai toujours dit qu'il fallait coucher avec le client», professe-t-il. Selon un de ses anciens collaborateurs, Christian Weyer sait comme personne «détecter immédiatement les rapports de force et les relations de pouvoir et distinguer sans faiblesse l'essentiel de l'accessoire, les passions des faits. Et tel un grand fauve, il en profite largement».
De son bureau genevois, Christian Weyer fait tourner des centaines de cargos autour du monde; il recrute des collaborateurs qu'il forme lui-même à ses méthodes. «Je les appelais mes soldats de fortune. Il leur fallait avoir une formation universitaire et parler les langues. Ce qui fait que l'un d'entre eux qui maîtrisait le portugais alla prospecter au Brésil, un Allemand qui avait grandi à Shanghai s'envola pour la Corée du Nord.» Ces hommes ont formé la génération des Weyer boys, qui ont consolidé sa vision et ancré à Genève des sociétés brassant des milliards.
«Au siège de Paribas, à Paris, j'ai eu deux chances. Un entourage de grands polytechniciens, qui savaient évaluer les capacités de production ou de stockage dans des pays producteurs, et une direction qui m'a épaulé en toutes circonstances.»
Le prix du pétrole flambe dans les années 70, Paribas gagne des parts de marché. Christian Weyer voit se constituer des empires dans le sillage de ses activités. «Un de nos premiers clients était voisin de la banque. Il traitait du charbon et nous avons commencé à financer son équipe. Aujourd'hui, c'est Vitol, un des géants mondiaux du trading pétrolier.»
Les Soviétiques, eux aussi, s'activent. Christian Weyer les estime: «Des gens astucieux et dynamiques.» Un jour, il reçoit l'appel d'un des dirigeants de SNE, l'organisme d'Etat responsable des exportations pétrolières. Une de ses succursales en Europe occidentale, Nafta (B), avait perdu des millions en spéculant sur des opérations de change à terme. S'il ne trouvait pas de quoi boucher le trou, sa tête allait tomber.
«Notre montage consista à leur mettre à disposition une ligne de crédit à hauteur du montant désiré. Nous avons alors opéré via un opérateur allemand indépendant qui obtenait des cargos à prix d'ami. La perte fut comblée et notre interlocuteur échappa aux camps de Sibérie. Notre position privilégiée vis-à-vis des Soviétiques était acquise. Et elle ne fut plus jamais contestée.»
La force du système de Christian Weyer s'appuie aussi et surtout sur le département des crédits documentaires, la salle des machines de la banque. Celui-ci s'est fait un point d'honneur de réagir en un temps record pour émettre des lettres de crédit usuelles. Mais il sait aussi concevoir des instruments de plus en plus sophistiqués, adaptés aux situations complexes. Ceux-ci sont rédigés de telle manière que les ordonnateurs ne puissent pas ne pas payer, tout en protégeant la banque. «En Inde ou en Algérie, par exemple, vous étiez face à des gens difficiles. Il fallait savoir aboutir avec eux, et éviter qu'un bateau soit déclaré en détresse, c'est-à-dire bloqué dans un port. Quitte à le faire naviguer le temps nécessaire.» C'est tout cela qui pousse un de ses plus proches collaborateurs à remarquer que «Christian Weyer était un banquier atypique, ni hautain, ni larbin.»
Mais la décennie 70 s'achève chez Paribas dans le tumulte politique. François Mitterrand est élu président en 1981, les socialistes nationalisent les grandes banques. La filiale suisse de Paribas est soustraite à l'emprise de l'Etat français et donne vie à Pargesa, sous la houlette du banquier belge Albert Frère. Christian Weyer ne s'entend pas avec cet homme qui n'hésitera pas à revendre trois ans plus tard la filiale suisse au siège parisien. Au passage, Pargesa encaissera une formidable plus-value. Paribas Suisse change à nouveau de mains et les activités de Christian Weyer n'y trouvent plus le soutien d'autrefois. On lui fait payer son excessive licence to operate, ce pouvoir discrétionnaire qu'il avait construit autour de sa personne. Il est écarté.
Privé de réseaux, plus affectif que politique dans son management d'équipe, il tombe en disgrâce. Il n'a pas non plus osé, à la bonne heure, passer de l'autre côté, chez les traders, qui furent nombreux à lui offrir des positions qui l'auraient enrichi. «Je connaissais leur monde à fond mais je ne lui appartenais pas vraiment.»
Ses premiers clients étaient «des aventuriers et même, certains d'entre eux, de fieffés spéculateurs», dit-il. Ceux qui surent, au début de la crise pétrolière, flairer l'explosion des prix, forcer la porte de ministères en Chine ou au Nigeria, bluffer les autorités, obtenir des contrats impossibles. Pour maîtriser ce nouveau marché, il s'agissait de connaître les matières premières, la navigation, mais aussi les cultures nationales et la fiabilité des opérateurs, pour la plupart inconnus.
Avant d'entrer à plus de 40 ans chez Paribas, Christian Weyer avait acquis trois formations imbattables: son service dans la Marine nationale, qui lui avait donné la connaissance - et l'amour - des navires; un passage à la Chase Manhattan Bank, pour les opérations bancaires; un autre chez Tradax, pour le négoce des matières premières.
Cet artisanat visionnaire lui paraît bien loin aujourd'hui. Le monde du crédit documentaire a perdu de son romantisme. Les opérations «presse-bouton» ont remplacé les incertitudes rémunératrices et les prises de risque au parfum de conquête. Le taux de commission a diminué de moitié et le secteur intéresse un nombre réduit d'acteurs bancaires, rebutés par le risque de réputation en cas de marée noire.
Christian Weyer s'en désole. Il ne croit pas que le métier soit mort: «Aussi longtemps qu'il y aura du commerce, il y aura de la méfiance, et donc le besoin d'une banque pour sécuriser les transactions. Mais la gestion de fortune assure des revenus plus tranquilles aux banques qui se détournent du crédit documentaire. BNP-Paribas l'a compris, qui a conservé son rôle de leader. Les banques suisses n'ont jamais fait de cette activité une priorité stratégique.»
L'avenir, pourtant, lui paraît plein de promesses: «Plus que dans le pétrole, les occasions sont désormais dans les minerais et les métaux. Il est triste que tant de banquiers n'y voient pas les opportunités fantastiques qui s'y trouvent.»
L'aventure est finie, oui, mais Christian Weyer n'a pas dételé. Avec deux amis de longue date, Olivier Lerolle et Nicolaus Marshall, il est actif dans un think tank où s'échangent idées et informations sur l'industrie pétrolière. Il reste abonné à ses parties de tennis et continue de rouler dans une vieille Peugeot. Il ne s'est guère enrichi: «L'argent, au fond, ne compte pas pour lui, confie Olivier Lerolle, mais il adore en jouer pour créer. Il n'a jamais eu peur.»
Christian Weyer répugne à parler d'une vie privée qu'il a toujours tenue à l'écart de sa carrière. Les traders genevois le connaissent tous et le reconnaissent comme le «pape du négoce», titre dont l'avait honoré le patron d'alors de Paribas. Il en est flatté mais se reprend aussitôt: «J'ai été là au bon moment.»
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