Abas se présente fièrement comme un ancien militaire du djihad international, mais récuse, dit-il, le terrorisme comme moyen d'action.
Jusqu'à son arrestation en Indonésie en avril 2003, il occupait le poste de chef de la troisième mantiqi («brigade») de la JI, et avait sous ses ordres quelque 200 membres de l'organisation répartis aux Célèbes (Indonésie), à Sabah (Malaisie) et à Mindanao (Philippines). Aujourd'hui libre, le repenti collabore avec les autorités indonésiennes pour traquer les terroristes qui ont à nouveau frappé à Bali le 1er octobre dernier (32 morts). «Je n'aide pas seulement la police, dit-il. J'aide le peuple indonésien, les musulmans et les autres, à se débarrasser d'une idéologie déviante.» «Nasir Abas est un collaborateur précieux de la police indonésienne», confirme un policier occidental en poste à Djakarta.
Né à Singapour, Nasir Abas grandit en Malaisie. Par manque de moyens, sa famille le retire du système scolaire à 16 ans et l'envoie dans un pondok («pensionnat coranique») situé dans un village. Début 1985, deux exilés indonésiens, Abdullah Sungkar et Abu Bakar Bashir qui va devenir l'émir de la JI, s'installent à deux pas de là, et fréquentent assidûment l'établissement. Les nouveaux venus ont fui leur pays où ils sont pourchassés par la dictature du président Suharto en raison de leur appartenance au Darul Islam, mouvement qui avait tenté d'instaurer un état islamique en Indonésie en 1949, avant de poursuivre ses activités dans la clandestinité.
«Ils venaient régulièrement dans notre école, pour prier et dire des sermons à la mosquée le vendredi, puis pour dispenser des cours, raconte Abas.
J'avais beaucoup de respect pour ces religieux que je trouvais exemplaires, car ils parlaient arabe et leurs prêches sonnaient juste.» Fin 1987, Sungkar propose à Nasir, qui vient d'avoir 18 ans, d'aller faire le djihad («guerre sainte») contre les Russes aux côtés des moudjahidin afghans. «Quelle surprise pour moi. Jamais je ne me serais douté qu'ils appartenaient à ce genre de groupe. Dans le même temps, j'étais heureux et fier qu'ils me proposent d'aller défendre mes frères musulmans. Sungkar m'a dit que si j'étais prêt j'avais juste à le dire, et il prendrait tous les frais en charge. J'ai accepté, ainsi qu'un autre élève de mon école.»
Tous deux rejoignent un groupe de treize Indonésiens que Sungkar et Bashir ont préalablement fait venir en Malaisie. La veille du départ, les quinze candidats sont nuitamment réunis dans une maison. «Nous avons prononcé un serment d'obéissance à l'émir («chef») Sungkar et nous nous sommes serré les mains.» Le groupe est mis dans un avion de la compagnie soviétique Aeroflot reliant Kuala Lumpur (Malaisie) à Karachi (Pakistan), puis est acheminé en bus jusqu'à Peshawar, à la frontière afghane. «Je me suis contenté de suivre le mouvement. J'étais si fier et heureux que je n'ai jamais posé de questions.»
Nasir atterrit dans un camp d'entraînement de moudjahidin situé à Sadda (Pakistan). Il y restera trois ans pour étudier les tactiques d'infanterie, le maniement des armes, l'artillerie, la lecture de cartes, la destruction de ponts et le génie militaire, la pose de mines... Ses instructeurs sont des militaires afghans qui ont rejoint la résistance et des Indonésiens déjà «diplômés». Les cours sont dispensés dans un mélange d'anglais et de malais.
Nasir fait partie de la cinquième vague de recrues asiatiques du camp, où la plupart des 600 ou 700 élèves sont Afghans. «Nous avions aussi des cours de coran, et nous lisions les livres d'Abdullah Azzam (l'inspirateur de Ben Laden, ndlr). Azzam lui-même est venu plusieurs fois dispenser des prêches.» Cette «académie du djihad» appartient à l'Ittihad-e-Islami, une faction de la résistance dirigée par Abdul Rasul Sayyaf, wahhabite arabophone financé par l'Arabie saoudite et proche de Ben Laden. Il a pour secrétaire particulier Khalid Sheikh Mohammed, celui qui deviendra le principal «architecte» des attentats du 11 septembre 2001.
Deux mois par an, «pendant les vacances», Abas combat les Russes à Jalalabad et Khowst, une kalachnikov à la main, ou bien derrière un canon ou un mortier. «Une fois, un ami est mort à côté de moi. J'ai juste été blessé à la main.» Les moudjahidin asiatiques ont ordre de se présenter comme des Moros, l'ethnie qui lutte pour l'indépendance des îles du sud des Philippines. Tous se voient attribuer un nom philippin. «Il était très important que personne de l'extérieur ne sache que des Indonésiens et des Malaisiens faisaient la guerre sainte en Afghanistan. En fait, sur les quelque 300 Asiatiques qui sont passés par ce camp, il y avait très peu de Philippins.» Les Asiatiques sont néanmoins rarement mis au contact de l'ennemi. Abas comprend petit à petit que l'objectif réel de Bashir et Sungkar, en envoyant dès 1985 ces centaines de leurs compatriotes apprendre le maniement des armes, n'est pas de combattre en Afghanistan. «On nous réunissait tous les vendredis pour nous expliquer que nous devions mener le djihad chez nous pour y instaurer la charia.» Ce lointain dessein pan-islamique est totalement partagé par leur hôte afghan, Rasul Sayyaf.
«Diplômé» de cette académie du djihad en 1990, Abas devient instructeur des contingents suivants. Il a comme élèves Fathur Rahman al-Ghozi, Ali Imron et Imam Samudra - tous seront impliqués dans les attentats de Bali de 2002.
C'est à cette époque que sa sœur Farida épouse Ali Gufron (alias Mukhlas), lui aussi mêlé aux attaques de 2002. En 1992, Kaboul tombe aux mains des moudjahidin, qui s'entre-déchirent. Les Asiatiques continuent de s'entraîner, mais cette fois à part, dans un autre camp de Rasul Sayyaf, à Torkham, à la frontière pakistano-afghane. Le lieu est baptisé Moudjahidin Philippino Camp. «Bashir et Sungkar, qui venaient régulièrement nous voir depuis 1987, ont continué leurs visites.» Un jour de 1992, ils arrivent avec un autre leader du Darul Islam, Ajengan Masduki. L'Indonésien est d'emblée mal vu par les intégristes wahhabites. Son islam est mâtiné de croyances soufies et, surtout, il se promène en short dans le camp où le conformisme vestimentaire islamique est de rigueur. Sungkar l'accuse de déviationnisme et enjoint aux recrues du camp de choisir entre lui et le tandem Sungkar-Bashir. Presque tous les djihadistes rejettent Masduki. «On le connaissait mal, tandis que Sungkar et Bashir nous étaient familiers, explique Abas. Quelques jours plus tard, notre groupe ainsi fondé s'est baptisé Al Jemmah al islamiya («la communauté de l'islam»), et nous avons prêté serment à l'émir Sungkar.» Abas ne rentre en Malaisie qu'un an plus tard, en 1993, à 24 ans.
«Nous devions tous subvenir à nos propres besoins, c'était la règle, car nous n'avions pas de financement extérieur. Certains travaillaient même comme fonctionnaires.» Abas exerce des petits boulots (charpentier, vendeur) avant de se voir rappeler par l'émir Sungkar. Il est envoyé à Mindanao. Il s'agit d'entraîner les troupes du Mouvement islamique de libération moro (Milf), et par la même occasion des Indonésiens et des Malaisiens de la JI.
«C'était un ordre de la JI, qui est une organisation structurée sur le modèle militaire, précise-t-il. Nous n'avions pas de grades, mais il y avait des responsables avec, au sommet, un émir, des brigades (mantiqi), des bataillons (wakalah) et des compagnies (khatibah)». Nasir Abas devient Suleiman, son nouvel alias dans le camp de jungle qu'il dirige, le camp Hudaibiyah. Les Moros mettent parfois à contribution son savoir-faire d'artilleur lors d'offensives de l'armée philippine. «J'étais le seul à savoir utiliser les gros mortiers.» Mais le but essentiel, là encore, est de former des djihadistes pour la JI. En deux ans, 300 à 400 recrues passent entre ses mains. «J'aidais mes frères musulmans à lutter pour leurs droits mais, se défend-il, je ne leur ai jamais appris à s'en prendre aux civils.»
De retour en Malaisie fin 1996, il se marie, avant d'être choisi pour diriger le wakalah («bataillon») de Sabah (Malaisie) de la mantiqi 3, qui couvre selon lui Kalimantan, les Célèbes, Sabah (Malaisie) et Mindanao (Philippines). Sa tâche principale consiste à assurer le transfert clandestin des membres de la JI vers les camps du Milf à Mindanao. «Dans le même temps, je gagnais ma vie en vendant des boissons au lait de soja.» A l'époque, dit-il, les membres de la JI étaient «sans doute des milliers».
Lorsque Sungkar meurt en 1999, Bashir est nommé émir à sa place. Ce dernier, rentré sans encombre à son école coranique de Ngruki à Surakarta (Indonésie) après la chute de la dictature Suharto (1998), convoque Abas en avril 2001.
«Je me suis retrouvé seul avec lui dans une pièce, sans témoin. Bashir m'a nommé chef de la mantiqi 3. Je lui ai demandé comment les autres membres de la JI sauraient que j'étais leur chef. «Informe-les et ils t'obéiront», m'a-t-il répondu.»
Bien que devenu haut responsable de la JI, Nasir Abas assure ne pas avoir été mis au courant des attentats commis par l'organisation en Indonésie. Contre des églises chrétiennes en 2000, ou à Bali en 2002, alors même que son beau-frère Mukhlas y est impliqué. «Je savais que certains des poseurs de bombes faisaient partie de la JI, mais j'ignorais s'ils avaient agi sur ordre de Bashir.» Il reconnaît également que des membres de la JI étaient bien impliqués dans les combats entre musulmans et chrétiens aux Moluques et aux Célèbes, qui ont fait des milliers de morts entre 1998 et 2003. Mais, dit-il, la JI n'est pas à blâmer. «Certains de ses membres sont déloyaux. Ce sont eux qui créent des problèmes.» Arrêté en avril 2003, il dit avoir voulu dès lors «révéler» son «aversion pour les attentats terroristes qui ternissent le nom de la JI». Aujourd'hui, Abas est protégé par la police. «La plupart des gens de la JI me haïssent car j'ai levé le voile de l'organisation.» «Nasir Abas dit la vérité, assure un expert occidental, même s'il en dit certainement moins qu'il n'en sait.»