La crise bancaire et financière de 2008 a représenté un choc intellectuel d’une très grande violence, dont on ne perçoit pas toujours tous les effets. Sur le plan politico-économique, on a vu resurgir des débats idéologiques que deux décennies de «Grande Modération» avaient peu à peu anesthésiés.

Les lectures des événements des dix dernières années, et les opinions sur les éventuelles mesures à adopter, divergent substantiellement. Au point qu’on assiste parfois à un dialogue de sourds, voire à une cacophonie. Le débat actuel sur l’initiative «Monnaie pleine» en est un parfait exemple.

Dans ce contexte, et pour tenter d’y voir plus clair, il me paraît intéressant d’utiliser l’approche de l’exégète biblique Thomas Römer – appliquée dans son cas à la réaction des Hébreux à la suite de la destruction du temple de Jérusalem par les Babyloniens. Celui-ci décrit trois discours ou comportements archétypaux face à une crise.

L’attitude sacerdotale ou nostalgique est celle des représentants du pouvoir ancien, qui ont perdu leurs privilèges ou sont en train de les perdre. Ils voient la crise comme résultant de l’abandon d’un ordre ancestral et font appel à la tradition pour promouvoir un retour aux origines mythiques.

L’attitude prophétique ou utopiste est celle d’intellectuels plutôt marginaux, solidaires avec les défavorisés, qui considèrent la crise comme le début d’une ère nouvelle. Grâce à leur haut niveau d’érudition, ils sont capables de formuler une vision d’un monde meilleur et de générer l’espoir d’un changement.

Enfin, l’attitude mandarinale ou scientifique est celle des hauts fonctionnaires et plus généralement de l’establishment intellectuel qui tentent d’objectiver la crise en l’insérant dans une narration historique. Leur analyse leur permet de réfuter l’idée d’un sens à donner aux événements vécus et ainsi de conserver leur rang et leurs privilèges.

Aujourd’hui, en observant les débats politiques sur la monnaie, on identifie facilement ces trois attitudes.

Les partisans de l’initiative sur l’or de la BNS, rejetée en 2014, s’inscrivaient clairement dans le discours sacerdotal. Généralement attachés au laisser-faire économique, les adeptes du métal jaune croient en un ordre naturel perdu dans lequel l’Homo economicus faisait commerce sans contrainte, sans institution structurante, disposant d’une monnaie prétendument universelle, l’or.

Les partisans de cette proposition à la fois radicale et un peu floue n’ont que très peu de chances d’être suivis

Que cet état n’ait jamais existé, que l’or n’ait pour ainsi dire jamais été utilisé comme monnaie et que son utilisation comme unité monétaire soit justement à l’origine de l’échafaudage instable actuel de créances ne les ébranlent pas. Depuis plus d’un siècle, sous une forme ou sous une autre, ils redonnent de la voix après chaque crise, y compris à l’ère de l’économie numérique, sous les traits des grands prêtres du bitcoin.

Les partisans de l’initiative «Monnaie pleine», quant à eux, ont évidemment adopté l’attitude prophétique. Ils basent leur discours sur une analyse en grande partie pertinente, quoique non orthodoxe, des défauts de notre système monétaire. Ils critiquent en particulier son instabilité et sa dépendance au crédit bancaire, qu’ils voient comme un privilège octroyé aux banques. Partant, ils appellent à abandonner totalement ce système au profit d’un nouveau, plus juste, plus stable. Toutefois, largement déconnectés des cercles du pouvoir et adoptant une rhétorique de combat, les partisans de cette proposition à la fois radicale et un peu floue n’ont que très peu de chances d’être suivis par la population.

Face à ces deux initiatives, on retrouve les mêmes opposants, les tenants du courant mandarinal. Pour ces technocrates, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Certes, nous avons été un peu secoués par les soubresauts du système financier, mais il convient de laisser les savants régler les éventuels problèmes à coups d’ajustements réglementaires.

Systèmes mal conçus

Pour ces représentants de l’ordre établi, la crise de 2008 serait essentiellement due aux comportements irresponsables ou immoraux de certains politiques ou financiers, mais en aucun cas aux failles du système qu’ils gouvernent. Ces orthodoxes ont bien sûr l’appui de tous ceux qui voient en une modification du statu quo un risque potentiel pour leur situation ou leurs intérêts. Confronté à un sujet en apparence très complexe et à un débat confus, on préfère suivre le dicton «dans le doute, abstiens-toi».

Et pourtant, après l’échec annoncé de «Monnaie pleine» et au-delà des postures idéologiques, il faudra bien, en Suisse comme ailleurs, se pencher sur la réforme de nos systèmes monétaires, car ceux-ci sont objectivement mal conçus. Fruits imparfaits et aléatoires de l’histoire, ils nous soumettent, de par leur structure, à un dilemme cornélien entre stabilité et liberté, et ne nous offrent que les options négatives du sous-emploi, du surendettement ou de la sous-enchère sociale et environnementale. Ce n’est pas une fatalité. Que le 10 juin ne mette donc pas un terme à une réflexion indispensable.


Michaël Malquarti est gérant de portefeuille chez Quaero Capital. Il est l'auteur de «Pour un nouvel ordre monétaire», Editions Slatkine, Genève, mai 2018.


Retrouvez tous les articles au sujet de cette l'initiative dans notre dossier: «Monnaie pleine», un débat singulier

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