Traumatisme collectif
Au lever du jour, elles partirent se baigner comme si de rien n’était. Lorsqu’elles quittèrent la plage, Odessa était encerclée par l’armée allemande. Il fallut fuir de toute urgence, par la mer puis en train. A Dniepropetrovsk, elles s’entendaient dire: «Pas de panique, ils font juste monter la tension.» Des habitants qui ne prirent pas la menace au sérieux, beaucoup périrent. A l’issue de plusieurs mois, elles arrivèrent à Moscou. C’est là que les Allemands attaquèrent la capitale russe. Il fallut s’abriter dans le métro, devenu abri anti-bombardement. Exactement comme aujourd’hui celui de Kyiv. Ce qui lie une époque à l’autre, ce sont les images qui reviennent, les signes que les corps pressentent.
S’il y avait une explication rationnelle à l’impérialisme assassin du président russe, je crois qu’il faudrait la chercher dans la hantise des images. Le récit de ma grand-mère est traumatique: il insiste pour être déposé, à défaut d’être dépassé. Les mémoires des êtres soviétiques regorgent de plaies à vif, de scènes impossibles à cicatriser. C’est au cœur de ce traumatisme collectif que Poutine a choisi de frapper, en répétant les mêmes images, les mêmes motifs.
Une guerre dont il est interdit de dire le nom
Contrairement à l’Allemagne qui entreprit une dénazification, la Russie n’a jamais déconstruit son Histoire. En témoigne la liquidation récente de Mémorial international, qui prenait soin de la mémoire des crimes soviétiques. Aujourd’hui, Poutine mène une guerre dont il interdit de dire le nom. Il cherche à effacer un peuple, il cherche à effacer une culture, il cherche à effacer le souvenir même de ce peuple et de cette culture.
Lorsqu’un traumatisme n’est pas soigné, il se répète. C’est un cycle sans fin, tous les psychologues vous le diront: la violence historique obéit aux mêmes schémas que la violence familiale. A entendre le discours belliqueux de Poutine, la Russie serait une mère méprisée, dont l’amour aurait été rejeté par son enfant ingrat. Elle est en réalité muselée par un père illégitime, ivre de domination, qui nie le droit à la séparation, viole et tue ce qui lui échappe. Le président russe se comporte comme un amant possessif et jaloux qui commet un féminicide. Paranoïaque comme beaucoup de citoyens façonnés par le système soviétique, entré en guerre contre ses ennemis extérieurs mais aussi intérieurs, il détruit aujourd’hui tout ce qui rappelle que l’autre est un autre. Et instrumentalise le passé pour le rendre aussi écrasant qu’un tank.