Publicité

Le passé n’est pas un tank

OPINION. Contrairement à l’Allemagne, qui entreprit une dénazification, la Russie n’a jamais déconstruit son Histoire, explique Marina Skalova, écrivaine et traductrice littéraire

Séparation en gare d'Odessa à l'approche des troupes russes. Ukraine, 6 mars 2022. — © BULENT KILIC / AFP
Séparation en gare d'Odessa à l'approche des troupes russes. Ukraine, 6 mars 2022. — © BULENT KILIC / AFP

De Kherson, dont l’armée russe a pris le contrôle, je savais peu, seulement que mon arrière-grand-mère y était née et y avait grandi. Toute ma famille était originaire d’Ukraine. Ma famille du côté paternel venait de Kherson. Ma famille du côté maternel venait des environs d’Odessa. Ceux qui ne furent pas victimes des pogroms nazis s’installèrent à Moscou. Ce qui me rattache à l’Ukraine, c’est d’abord cette mémoire. Un attachement à des odeurs, à des recettes de cuisine, quelques photos du port de Kherson. Ce qui me rattache à l’Ukraine, c’est aussi un récit, que ma grand-mère paternelle me confia près d’une trentaine de fois.

Le récit de sa fuite d’Odessa, lorsqu’un dimanche de juin, la guerre commença avec l’opération Barbarossa. Trois années de suite, en 1938, en 1939, en 1940, sa mère reporta au dernier moment leur visite chez la famille à Odessa, au bord de la mer Noire. La situation politique était instable, on craignait que la guerre éclate. Trois années de suite, les menaces s’avérèrent infondées: «Quelle guerre? On sème juste la panique!» On défaisait les valises, se résignait à attendre une autre opportunité de départ. En 1941, ma grand-mère et sa mère décidèrent de faire fi de la peur et partirent. Mais dès la première nuit, vers quatre ou cinq heures du matin, les sirènes d’alerte anti-bombardement déchirèrent l’espace. Mon arrière-grand-mère se voulut rassurante. Ce ne sont rien que des manœuvres d’entraînement, affirma-t-elle. Le prétexte des exercices militaires nous fut à nouveau servi cette année. Le présent bégaie et manque d’imagination.

A lire: Ces armes occidentales qui font mal à l’armée russe

Traumatisme collectif

Au lever du jour, elles partirent se baigner comme si de rien n’était. Lorsqu’elles quittèrent la plage, Odessa était encerclée par l’armée allemande. Il fallut fuir de toute urgence, par la mer puis en train. A Dniepropetrovsk, elles s’entendaient dire: «Pas de panique, ils font juste monter la tension.» Des habitants qui ne prirent pas la menace au sérieux, beaucoup périrent. A l’issue de plusieurs mois, elles arrivèrent à Moscou. C’est là que les Allemands attaquèrent la capitale russe. Il fallut s’abriter dans le métro, devenu abri anti-bombardement. Exactement comme aujourd’hui celui de Kyiv. Ce qui lie une époque à l’autre, ce sont les images qui reviennent, les signes que les corps pressentent.

S’il y avait une explication rationnelle à l’impérialisme assassin du président russe, je crois qu’il faudrait la chercher dans la hantise des images. Le récit de ma grand-mère est traumatique: il insiste pour être déposé, à défaut d’être dépassé. Les mémoires des êtres soviétiques regorgent de plaies à vif, de scènes impossibles à cicatriser. C’est au cœur de ce traumatisme collectif que Poutine a choisi de frapper, en répétant les mêmes images, les mêmes motifs.

Une guerre dont il est interdit de dire le nom

Contrairement à l’Allemagne qui entreprit une dénazification, la Russie n’a jamais déconstruit son Histoire. En témoigne la liquidation récente de Mémorial international, qui prenait soin de la mémoire des crimes soviétiques. Aujourd’hui, Poutine mène une guerre dont il interdit de dire le nom. Il cherche à effacer un peuple, il cherche à effacer une culture, il cherche à effacer le souvenir même de ce peuple et de cette culture.

Lire aussi: Aux frontières de l’UE, les visages de la peur

Lorsqu’un traumatisme n’est pas soigné, il se répète. C’est un cycle sans fin, tous les psychologues vous le diront: la violence historique obéit aux mêmes schémas que la violence familiale. A entendre le discours belliqueux de Poutine, la Russie serait une mère méprisée, dont l’amour aurait été rejeté par son enfant ingrat. Elle est en réalité muselée par un père illégitime, ivre de domination, qui nie le droit à la séparation, viole et tue ce qui lui échappe. Le président russe se comporte comme un amant possessif et jaloux qui commet un féminicide. Paranoïaque comme beaucoup de citoyens façonnés par le système soviétique, entré en guerre contre ses ennemis extérieurs mais aussi intérieurs, il détruit aujourd’hui tout ce qui rappelle que l’autre est un autre. Et instrumentalise le passé pour le rendre aussi écrasant qu’un tank.