Au début des années 90, peut-être en marge du 700e anniversaire de la Confédération, la musique suisse se faisait kidnapper par quelques artistes qui s'interrogeaient sur le terroir. Hans Kaennel, George Gruntz, Sina, puis Stimmhorn, Laurence Revey, tous, d'une manière ou d'une autre, se coltinaient leur folklore.
Cor des Alpes, yodel, patois, dans une approche plus ou moins ironique. Histoire de ne pas abandonner le patrimoine à ceux qui le politisaient. Prétexte aussi pour retrouver une raison d'être à cette république banquière, qui offre peu matière à une vocation artistique. Erika Stucky a été comme agglomérée dans ce qu'il était convenu d'appeler un renouveau. «J'ai souvent l'impression qu'aujourd'hui, pour toutes les occasions diplomatiques, on se dit qu'il faut appeler la Stucky. Cela fait couleur locale.»
Il lui a fallu du temps pour en arriver là. Erika est née Américaine. Dans la famille paternelle, originaire du Haut-Valais, c'est une tradition. Son grand-père Theodor, déjà, s'était enfilé dans un transatlantique. En 1904, il avait 20 ans. Bûcheron canadien, puis gérant en Californie d'un bar à liqueur où l'on jouait au bowling. De retour au pays, il enflamme les oreilles de ses congénères avec des chevauchées de cow-boys.
Trois de ses sept enfants finissent par faire le pas, dont Bruno, le père d'Erika, qui ouvre une boucherie à San Francisco. Il se marie à une ressortissante du Toggenburg. «Tous les Stucky d'Amérique ont trouvé là-bas des femmes suisses.» Chez eux, près du Golden Gate, on écoute Fredy Burri, du yodel en paillettes; il y a sur les murs de la cave des photographies du Cervin, un drapeau suisse à la fenêtre dans l'espoir d'attirer les compatriotes de passage.
Bruno est fière de sa fille. Il la pose au milieu du salon pour qu'elle chante Dean Martin, «sans accent suisse». Dehors, c'est les sixties. Des babas cool jettent des fleurs sur le pavé. A San Francisco, ces années-là, les baby-sitters ont des chemises ramenées de Katmandou et elles diffusent, dans ce foyer helvétique, un parfum d'ailleurs. «Mes parents ont bouffé, presque malgré eux, de cette nourriture hippie.» Ils se résolvent à rentrer quand même. Erika a 10 ans. Ce n'est pas difficile. «On nous présentait la Suisse comme Heidiland. On nous disait qu'il suffisait de se baisser pour ramasser du chocolat. Qu'est-ce qu'un enfant peut exiger d'autre de la vie?» La famille s'installe à Mörel, dans le Haut-Valais. Petite vie communautaire, avec de vieux messieurs en noir qui ne décrochent pas la mâchoire au bistrot. La mère d'Erika est épiée pour éviter que des séquelles du flower power ne contaminent l'éducation des gamins. Pour le reste, tout va bien. «Le Valais est le pire endroit quand tu es gringo. Mais honnêtement, je n'ai jamais souffert de complexe identitaire.»
A 13 ans, en robe de campagnarde, Erika rejoint le club de la jeunesse locale. Elle manie la pièce de monnaie, le manche à balai, un peu de yodel, tout ce qui fait le quotidien de l'ethnographe alpin. «J'ai adoré, d'emblée. Je continuais d'écouter Bob Dylan, Janis Joplin et Frank Zappa. Je crois que j'ai compensé le relatif manque de liberté par une vision idéalisée de la Suisse. Celle des chalets, de la montagne, de la nature où nous pouvions gambader sans crainte des serial killers.» Elle sourit. Sur ce ponton de navire, où des Chinois se sont installés pour que le film d'une Suisse rêvée défile sous leurs yeux, elle se précipite à la rambarde. Une famille, devant un cabanon, déjeune sur le gazon. Erika photographie. «Beaucoup se révoltent contre les visions de carte postale. Elles continuent de me fasciner.» C'est son joker. Erika vient d'ailleurs.
«Quand je le souhaite, je peux jouer la carte de l'Américaine. Et je ne reste jamais assez en Suisse pour me fâcher définitivement avec le pays. Je suis peut-être plus touriste que je ne le pense.» Dans les années 80, Erika Stucky rejoint à Zurich des gauchistes adolescents qui abhorrent cette nation boursouflée d'opulence. Elle ne comprend par leur violence, mais se dit qu'ils ont une raison. Avec son quatuor vocal de femmes, les Sophisticrats, Erika refuse les subventions, conspue les banques et l'argent d'Etat. Elle décline les avances de la Schweizer Illustrierte qui voudrait parler d'elle, celles de la télévision qui s'entiche de cette nouvelle venue. «On voulait rester pures, contourner le côté sexy-chouchou. Quand on a 19 ans, il est très facile d'être attifée comme un clone de Heidi. On préférait notre côté punk.» Quand elle tombe sur les soirées du samedi à la DRS, Erika s'étouffe. Le Disneyland à la bavaroise, bières et culottes de cuir, ce n'est pas la Suisse qu'elle aime.
Elle décrit un monde presque silencieux, celui des montagnards taiseux. Le chant terrien qui comble les vides, «un voodoo suisse». Les racines dans lesquelles elle puise pour son métier de chanteuse rappellent davantage l'animisme du Nord que la folklorisation marchande. Erika croit en un blues des Alpes. Qui ne répond pas à la jubilation forcée des yodleurs de foire. Son nouveau spectacle s'appelle Suicidal Yodels. «Vous vous rendez compte que la Suisse est au cinquième rang mondial des taux de suicide? Je me sens proche de cette tristesse. Ce pays est sauvage.»
Alors, sur scène et en disques, Erika Stucky brasse Kurt Cobain et les vieilles youtzes, Elvis Presley en version montueuse. La chanteuse, qui manie l'accordéon miniature, donne le frisson avec ce qu'on a le sentiment d'avoir toujours connu et jamais entendu. Elle est cette Américaine qui repeint la Suisse. Cette Valaisanne dont le rock a des géraniums qui lui pendent au balcon.
Aujourd'hui, elle apparaît dans une anthologie du yodel, à la section «avant-garde». Au fond, elle aurait aimé figurer ailleurs que dans cette excroissance; dans le corps du livre plutôt. «Je viens de finir mon nouveau disque. J'y enregistre un yodel avec un sitar. Il n'y a rien pour moi de provocateur. Quelque part entre les Alpes et les hippies, c'est tout moi.»