Ma semaine suisse

Pénurie d’apprentis

Qui le sait? 2014 est labellisée année de la formation professionnelle à l’occasion des dix ans de la nouvelle loi réglant cette filière qui fait la fierté de la Suisse.

Sur les vertus de la voie «pratique» ou «manuelle», le consensus national est à peine troublé par quelques dissonances entre la Suisse alémanique, plus militante, et la Suisse romande. Grâce à l’apprentissage, l’entrée des jeunes dans la vie active est facilitée. La filière professionnelle, ouverte sur le marché et qui multiplie les passerelles vers l’enseignement supérieur, est un modèle gagnant. Le chômage des jeunes est nettement moins élevé en Suisse que partout ailleurs. Comment ne pas y voir la confirmation de la justesse de notre pragmatisme?

Dans Formation: l’autre miracle suisse (PPUR, 2014), l’historien français François Garçon tresse les louanges de la Suisse. Nous avons fait tout juste, «chouchoutant» la formation professionnelle quand «pratiquement l’ensemble de la société occidentale, à compter des années 1970, la sacrifiait». En posant son regard sur «l’excellence» de la formation en Suisse, l’auteur critique les égarements de la France – aussi de l’Italie, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis à un degré moindre. Ces pays à tradition industrielle ont cru pouvoir tourner la page des métiers hérités du XIXe siècle: la création serait l’apanage exclusif de l’Occident et la production serait délocalisée en Asie. Ils ont donc limité l’enseignement supérieur aux seules universités. Or, résume le professeur Thierry Weil, «il est difficile de continuer à avoir de bonnes idées si l’on ne sait plus rien fabriquer».

La Suisse s’étonne presque qu’on la prenne dans le monde entier pour LA référence en matière de formation. Ursula Renold, ex-directrice de l’Office fédéral de la formation professionnelle et aujourd’hui chercheuse au KOF, enregistre un changement: les délégations étrangères sont plus nombreuses à visiter notre pays. Dernière en date, une délégation américaine était cette semaine en Suisse pour découvrir la formation duale des apprentis, que les Etats-Unis identifiaient jusqu’à présent comme une exclusivité allemande.

Ce concert d’éloges est agréable, il peut devenir anesthésiant. Aussi formidable soit le système suisse de formation, il reste perfectible et ses limites ne sont pas assez discutées.

Il n’est pas si éloigné le temps où les places d’apprentissage manquaient pour les jeunes en fin de scolarité obligatoire. Or, qui a pris note du brutal changement de paradigme? Depuis deux ans, une pénurie d’apprentis complique la tâche des entreprises soucieuses de préparer la relève. Fin mai, 13 654 places pour la fin de l’été étaient annoncées vacantes. Comme en 2013, l’offre dépassera la demande.

Une démographie scolaire déclinante, qui le restera jusqu’en 2020, est une explication. A ce handicap se superpose l’intérêt accru pour le gymnase dans un pays qui se distingue par le très faible pourcentage de jeunes décrochant la maturité. Cet écrémage jugé excessif par l’OCDE n’a-t-il pas aussi contribué à la pénurie de spécialistes dont souffrent tant d’entreprises? Le succès des «universités des métiers», les HES, montre que la voie de l’apprentissage devait s’ouvrir à plus de théorie pour les meilleurs. Comme le monde académique s’enrichit au contact de l’entreprise.

Et que dire de ces branches – la santé est très concernée – qui ont préféré importer beaucoup de main-d’œuvre formée ailleurs (une forme de dumping)? Et de l’informatique qui, en dépit des besoins de main-d’œuvre, rechigne toujours à former des apprentis?

Une étude sur la pénurie d’apprentis (Margrit Stramm, 2013) reproche aux entreprises de recruter en donnant trop de poids aux résultats scolaires des candidats, mais en négligeant leur motivation et leur tolérance au stress. A l’inverse, il faut combattre le cliché selon lequel l’apprentissage est une formation simple pour les mauvais élèves. Toujours plus de métiers requièrent davantage de connaissances que par le passé. La qualité intrinsèque des CFC a augmenté, mais, paradoxe, elle est souvent mal connue des chefs de personnel recrutés à l’étranger…

En Suisse aussi, la question reste posée: demain, dans dix ans, que devra enseigner l’école pour que le plus grand nombre d’adolescents conservent la chance d’une intégration professionnelle réussie? Discussion passionnante mais difficile, car le terrain est miné par les idéologies et les mythes.

Le concert d’éloges sur la formation en Suisse est agréable, il peut aussi être anesthésiant

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