– Bonjour, dit le Petit Prince.

– Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze. Douze et trois quinze. Bonjour. Quinze et sept vingt-deux. Vingt-deux et six vingt-huit. Pas de temps. Vingt-six et cinq trente et un. Ouf! Ça fait donc cinq cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent trente et un.

– Cinq cents millions de quoi?

– Hein? Tu es toujours là? Cinq cent un millions de… Je ne sais plus… J’ai tellement de travail! Je suis sérieux, moi, je ne m’amuse pas à des balivernes! Deux et cinq sept…

Le Petit Prince reprit son smartphone (Extraits décryptés en orthographe lisible)

18h02

– Je vais prendre le bus

– OK

– J’ai le nez qui coule

– Bah bravo

– Que d’une narine en plus

– Sexy

– Très

– Sinon j’arrive dans moins de 10 mn.

18h05

– J’ai reçu un nouveau mouton

– Elle est comment la caisse

– Trop confortable

– Ça change

– Ouai

– Je kiff trop.

18h08

– Mec!

– Oui?

– Mais tu réponds pas c’est abusé

– Tu m’as appelé quand

– Je t’ai pas appelé je parle du message

– Bah

– T’arrives quand.

18h10

– Trop dégueu la rose à midi

– Arrête je l’adore

– T’es pas sérieuse

– Elle est trop chou

– Trop pas.

18h12

– J’arrive

– OK.

Alors le businessman lui demanda:

– Tu n’as rien d’autre à faire de plus sérieux? Tu pourrais regarder le paysage ou lire un livre.

Le Petit Prince était maintenant tout pâle de colère:

– Il y a des millions d’années que les humains parlent à leurs amis pour ne rien dire. Il y a des millions d’années que ces conversations sans intérêt entretiennent l’amitié. Et ce n’est pas sérieux de chercher à comprendre pourquoi on se donne tant de mal pour rester en contact si ça ne sert à rien? Ce n’est pas important la caisse de mon mouton, ma rose qui se plaint et mon rhume? Ce n’est pas plus sérieux et plus important que les additions d’un gros monsieur rouge? Et si je connais, moi, un ami, qui n’existe nulle part, sauf dans ma planète, et qu’un petit message peut anéantir d’un seul coup, comme ça, un matin, sans se rendre compte de ce qu’il fait, ce n’est pas important ça! Si quelqu’un a un ami qui n’existe qu’à un exemplaire parmi les millions et les millions sur la Toile, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il se connecte. Il se dit: «Mon ami est là quelque part…» Mais si l’ami est déconnecté, c’est pour lui comme si, brusquement, toutes les étoiles s’éteignaient! Et ce n’est pas important ça!

– Mais que fais-tu de tes cinq cents millions d’amis?

– Ce que j’en fais?

– Oui.

– Rien. Je partage.

– Et à quoi cela te sert-il?

– Ça me sert à être riche.

– Tu ne peux pas être riche si tu partages tes idées avec tes amis? Riposta, grincheux, le businessman. Quand tu trouves un diamant qui n’est à personne, il est à toi. Quand tu trouves une île qui n’est à personne, elle est à toi. Quand tu as une idée le premier, tu la fais breveter: elle est à toi. Et moi je possède plein d’idées, puisque jamais personne avant moi n’a songé à les posséder.

– Et qu’en fais-tu?

– Je les gère. Je les compte et je les recompte, dit le businessman. C’est difficile. Mais je suis un homme sérieux!

– Moi, si j’ai une idée, je la partage avec mes amis et les amis de mes amis. Et mon idée devient plus riche, plus innovante, et va pouvoir servir à des millions de personnes. Moi, si je possède une idée, je n’ai pas besoin de la garder et l’emporter. Mais toi, tu ne peux pas créer si tu ne veux pas partager tes idées avec les autres!

– Non, mais je puis les placer en banque.

– Qu’est-ce que ça veut dire?

– Ça veut dire que j’écris sur un petit papier le nom des idées. Et puis j’enferme à clé ce papier-là dans un tiroir.

– Et c’est tout?

– Ça suffit!

C’est amusant, pensa le Petit Prince. C’est assez poétique. Mais ce n’est pas très sérieux.

Le Petit Prince avait sur les choses sérieuses des idées très différentes des idées des grandes personnes.

– Moi, dit-il encore, je possède plein d’amis, avec qui je partage tout le temps. Je parle aussi à ceux que je ne connais pas. On ne sait jamais. C’est utile à mes amis. Cela nous donne plein d’idées. Mais toi, tu n’es pas utile à tes amis…

Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien à répondre, et le Petit Prince s’en fut.

Les grandes personnes sont décidément tout à fait extraordinaires, se disait-il en lui-même durant le voyage.

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