Katrin Saks, elle, rejette la faute du désastre sur les Russes eux-mêmes: «Bien sûr, ils doivent pouvoir compter sur le gouvernement estonien, mais remplacer les infrastructures disparues prend du temps. Les autres régions d'Estonie connaissent aussi du chômage, et là-bas les gens essaient de se débrouiller tout seuls, des petites entreprises se créent spontanément. A Narva quasiment pas. Les gens, ici, étaient trop habitués à ce que l'Etat les prenne en charge, s'occupe de tout, arrange leur vie, se débrouille à leur place.» Andreï Matvejenkov reconnaît que les jeunes Russes ne font pas grand-chose pour sortir du bourbier: «Les petits boulots qu'ils pourraient obtenir leur rapporteraient moins que le chômage, alors… Et apprendre l'estonien, ils n'en voient pas la nécessité, puisqu'à Narva tout le monde parle russe.» Effectivement et même jusqu'à la mairie: le secrétaire communal Ants Liinets – un Estonien – est apostrophé par ses collaborateurs essentiellement en russe et il leur répond dans cette langue: «C'est tout à fait illégal, soupire-t-il, mais que faire? La plupart des gens ici sont russes et considèrent leur ville comme un cas à part en Estonie. Le drame de cette ville, c'est que seulement 46% des habitants y sont nés, les autres n'ont pas leurs racines et leur histoire ici.» Les séances du Conseil de ville (le parlement) se tiennent aussi en russe, là aussi en toute illégalité. Le Conseil, il y a un mois, a démis le maire – russophone – de ses fonctions, pour abus de pouvoir semble-t-il. Son prédécesseur – estonien – avait dû également abandonner sa charge, pour détournement de fonds publics. Bref Narva, ville sans avenir, se retrouve également sans maire. A Tallinn, la capitale, où l'on se prépare fébrilement à entrer dans l'Europe – le gouvernement a promis que le pays serait prêt le 1er janvier 2003 –, le problème de la minorité russe laisse de marbre les jeunes cadres dynamiques qui conseillent le gouvernement dans sa course vers Bruxelles: «Les Russes invoquent la difficulté de l'estonien, mais quiconque veut s'intégrer dans la société où il vit doit connaître la langue qui s'y parle, quel que soit son niveau de difficultés», explique Tanel Mätlik, du Ministère des affaires ethniques. «Les enfants de parents non estoniens nés après le 20 février 1992 n'ont plus besoin de passer d'examens de langue pour obtenir la nationalité.» Et le gouvernement a concocté un programme d'intégration, abruptement intitulé «Un état, une société», avec notamment le remboursement partiel des cours d'estonien. Le pays reste pourtant coupé en deux et le taux de mariages mixtes y est insignifiant: 5%.
Tanel Mätlik reconnaît par exemple qu'il ne compte lui-même aucun Russe parmi ses amis: «Nous, les Estoniens, sommes un peu comme les Anglais. Nous aimons vivre dans des clubs fermés.» Ce qui explique peut-être pourquoi les Russes se montrent plus enthousiastes que les Estoniens eux-mêmes face à la perspective de l'adhésion: «Les Estoniens sont plutôt sceptiques sur le fait d'entrer dans une grande union dix ans seulement après être sortis de l'Union soviétique.» Selon les sondages, en effet seuls 45% voteraient oui à l'Europe aujourd'hui. Alors on s'active parmi les lobbyistes pro-bruxellois. Par exemple, Paavo Palk, de la Chancellerie d'Etat, a participé à l'élaboration d'une brochure proclamant que «l'Union européenne, ce n'est pas l'Union soviétique»: «L'idée était d'expliquer qu'un élève, au contact d'élèves doués, ne peut que s'améliorer, tandis que, placé dans une classe de cancres malfaisants, il ne peut que reculer.» Pourtant Paavo Palk a échoué au moins sur un point: les Estoniens ne sont que 23% à croire que leur niveau de vie s'améliorera dans l'Union européenne: «Les gens ne voient que les prix qui vont grimper, sans imaginer que leur pouvoir d'achat aussi va augmenter.»
Quant à l'europhilie des russophones elle s'expliquerait par le fait que «la perte d'une partie de la souveraineté de l'Estonie les laisse indifférents et parce qu'ils croient, à tort, que l'Europe résoudra leur problème de nationalité. En réalité, pour acquérir la citoyenneté européenne, ils devront d'abord réussir leur naturalisation estonienne.» Si les Estoniens paraissent en mesure de tenir leur pari – au 1er janvier 2003 leur législation sera eurocompatible –, ils ne se méprennent pas sur le chemin qui leur reste à parcourir: une agriculture à l'agonie après le démantèlement des kolkhozes soviétiques, un appareil judiciaire, une police et des douanes très inexpérimentés et peu efficaces, une administration manquant cruellement de spécialistes – carences toutes pointées déjà par la Commission européenne. Plus quelques broutilles, comme adapter la loi sur la chasse: pas facile quand on se targue de posséder sur son territoire 600 ours, 150 loups, 1000 lynx et 11 000 sangliers.
Olev Aarma, chargé de briefer les 101 députés du parlement estonien sur l'eurocompatibilité des lois, est persuadé que la petite Estonie (45 000 km2 et 1,4 million d'habitants) n'entrera pourtant pas les mains vides dans la grande Europe: «Nous pouvons apporter l'expérience de nos réformes ultrarapides, nous sommes passés en moins de dix ans de la zone rouble à la création d'une devise cotée. Et, sur certains points, nous sommes en avance: nous utilisons la monnaie plastique pour quasiment tous nos achats, y compris pour payer une tasse de café. Et 35% des Estoniens sont connectés à Internet.»
A Tallinn, l'argent suédois et les échanges commerciaux avec la Finlande dopent l'économie. Au point que certains finissent par se sentir colonisés: la principale banque du pays est aujourd'hui en mains suédoises, des mains qui s'apprêtent à commettre la vexation suprême: déplacer le siège principal de la Hansapank à Riga, en Lettonie. Reste le problème de la frontière avec le méchant voisin russe: Narva est bien connue comme passoire permettant, à partir de la Russie, tous les trafics, essentiellement d'armes et de drogues, facilités encore, comme on l'a dit, par l'inexpérience des gabelous estoniens. Valli Laas, la responsable de l'euro-intégration pour la région, ne se fait pourtant aucun souci: «La frontière est bonne et l'Union européenne nous aidera à la renforcer.» Et puis, comme le dit Paavo Palk, «ce ne sera pas la première frontière directe entre la Russie et l'Union européenne. Vous oubliez les 1500 kilomètres entre la Finlande et la Russie.»
Tout paraît donc simple. Régulièrement, Lennart Meri, le président de la république, explique qu'en gros il suffira «d'abandonner les habitudes post-soviétiques et d'adopter pleinement la culture politique européenne. Comme nous avons l'appui de la population, nous pouvons le faire avec le sourire.» Un sourire crispé chez certains: les réformes éclair et ultralibérales menées par la coalition de droite au pouvoir (il n'y a quasi pas d'opposition, la gauche se réduisant à une poignée d'anciens communistes) ont certes fait passer depuis 1995 le PIB de 2,7 milliards d'euros à 5,1 milliards aujourd'hui, le salaire moyen de 152 à 350 euros, mais également gonfler le taux de chômage: de 9 à 13%.