Toufik Lerari et Marhoun Rougab ne sont pas des révolutionnaires, tant s’en faut. Patrons de l’agence de communication «Allégorie» à Alger, ces deux trentenaires ont même le parfait CV des entrepreneurs «officiels», ceux à qui le pouvoir algérien concède quelques bribes d’ouverture. Une petite fenêtre de liberté économique, entre les monopoles d’Etat et les traditionnels «parrains» des milieux d’affaires, bien connectés à l’armée et à la police, autorisés à profiter de la rente pétrolière pour importer, revendre, et conclure çà et là des «joint-ventures» avec des investisseurs étrangers toujours obligés de limiter leur participation à 49% du capital…
Cette fenêtre, traditionnellement, ne laissait passer en Algérie que quelques courants d’air économiques, illustrés par des réussites isolées d’entrepreneurs ayant su se frayer un chemin dans les dédales du régime, aussi malade que son président chancelant, Abdelaziz Bouteflika, réélu pour la quatrième fois en avril 2014 avec près de 82% des voix. Or les choses changent, et la troisième édition de la conférence annuelle Fikra (Idée en arabe), organisée par Allégorie les 14 et 15 février à Alger, a montré pourquoi, et avec quelles limites.
Pourquoi? Toufik Lerari l’admet sans détour: parce que la chute brutale de la rente pétrolière et gazière – l’Algérie est le onzième producteur mondial d’hydrocarbures, lesquels représentent 97% des recettes en devises et 70% des recettes de l’Etat – est en train d’imposer les réformes jusque-là verrouillées sur le plan politique. Entre Paris et Alger, l’intéressé cite le cas de deux financiers algériens, Yassine Bouhara et Areski Iberrakene, cofondateurs de Tell Group, revenus au pays pour y lancer des fonds d’investissement. Son aîné, le respecté patron du géant agroalimentaire Cevital, Issad Rebrab, va dans le même sens: «Un pétrole en chute libre est une mauvaise nouvelle pour l’économie algérienne à court terme, mais il va obliger le gouvernement à agir, explique-t-il. L’économie de rente est le mal algérien par excellence. Plus elle se tarit, plus le besoin de libérer les initiatives va se faire sentir. Il n’y a pas d’alternative.»
Ce discours est bien sûr assorti de craintes politiques. Géant du Maghreb, géant africain, partenaire privilégié de l’Union européenne, l’Algérie sait ce que les convulsions économiques peuvent engendrer en termes de chaos politique. Dans les années 90, la «sale guerre» qui vit l’armée et les islamistes s’affronter – suite à l’annulation des élections de 1991 – déboucha sur une décennie de sang et plus de 60 000 victimes dont personne ne souhaite le retour. A ses frontières, le pouvoir Algérien, prompt à manipuler les groupes armés pour son propre intérêt, doit aussi compter avec la poussée extrémiste au Sahel et l’implosion de la Libye. Mais fermer les yeux et croire que les militaires soutenus par la France et les puissances régleront tout par la force des armes et de l’or noir n’est plus envisageable. Les importantes réserves en devises (225 milliards de dollars en 2013, un peu moins de trois ans d’importations) et la politique de désendettement accélérée (la dette souveraine représentait, en 2013, moins de 10% du PIB) ne sont que des boucliers temporaires. Or les défis sociaux – besoin de logements, d’infrastructures, et surtout d’emplois dans un pays de 40 millions d’habitants où le taux de chômage des moins de 35 ans dépasse les 20% – ne pourront pas toujours être régulés par la dépense publique, arrimée sur le cours du pétrole.
«La baisse des cours du baril nourrit la possibilité d’un printemps économique qu’il faut encourager», explique Brahim Benabdeslam, vice-président du patronat algérien. L’expression est choisie, compte tenu des efforts du pouvoir algérien pour cadenasser le «printemps arabe» de 2011 et tuer dans l’œuf toute forme de contestation politique. Sofiane Sekhri, l’un des porte-parole de la coordination de l’opposition dont la manifestation a été interdite à Alger le 24 février, l’a redit récemment dans la capitale française: «L’ouverture économique est le moyen des mutations algériennes. Il ne faut plus l’envisager comme une conséquence d’un changement de pouvoir, mais comme une lame de fond qui peut générer les changements.» Sans surprise, la conférence Fikra, conçue sur le modèle des conventions TED américaines, a surfé sur le même discours. L’obligation d’avoir un partenaire algérien détenteur de 51% du capital pourrait, selon plusieurs de ses participants, être remise en cause «d’ici à deux ans», ouvrant la voie à une augmentation des investissements étrangers. D’autres fonds d’investissement dédiés à l’Algérie devraient bientôt être lancés à Paris, et le fait que les principales banques privées algériennes soient des filiales d’établissements étrangers (comme BNP Paribas El Djazair) contribue à ce mouvement.
A quoi s’atteler en priorité? Sans aucun doute au taux de change. L’euro, qui s’échange environ 100 dinars en banque, vaut jusqu’à 150 dinars chez les changeurs de rue. Les doubles facturations, pour profiter de cette différence, sont la règle dans l’import-export. Tout s’en retrouve faussé, même si cela représente un amortisseur non négligeable pour les Algériens ayant de la famille à l’étranger. La France (10 milliards d’euros d’échanges, 400 entreprises présentes), devenue le second partenaire économique de l’Algérie après la Chine, a intérêt à surveiller de près les mutations pétrolières de son ex-colonie.
«La baisse des cours du baril nourrit la possibilité d’un printemps économique qu’il faut encourager»