Opinions
Les travaux du professeur Thomas Picketty le prouvent: dans les périodes de stagnation ou de régression économique, les inégalités entre classes aisées, disposant du capital, et classes laborieuses s’accroissent inéluctablement. Seule la croissance favorise la redistribution, constate Pierre Kunz

Plaidoyer pour la croissance, carburant de la redistribution
Les thèses des partisans de la décroissance, de Paul Ariès par exemple, qui s’expliquait dans Le Temps peu avant Noël, s’inscrivent dans un triple objectif: sous la baguette de l’Etat, rompre avec la société de consommation, promouvoir davantage d’égalité sociale et protéger l’environnement. Bien que formulées dans une terminologie différente et sous un vernis écologiste et bien que leurs adeptes réfutent ce jugement, les idées véhiculées par les partisans de la décroissance apparaissent dans leur essence comme un avatar des utopies socialo-collectivistes. Pas étonnant donc qu’elles s’appuient sur le rejet du capitalisme, système qui se résumerait dans ses effets à un pillage des ressources naturelles, à l’exploitation du travail par le capital et aux maux économiques et sociaux, ceux qui par exemple frappent les sociétés occidentales depuis le début du XXIe siècle.
Pourtant, les échanges relient les humains depuis toujours et les marchés existent depuis des millénaires. Parce qu’il paraît répondre mieux que tout autre système aux aspirations profondes des êtres humains, le capitalisme est né naturellement, s’est développé graduellement et, avec parfois des déséquilibres et des crises sévères, a fonctionné depuis la Renaissance dans l’intérêt d’une humanité qui n’a cessé de progresser, moyennant un interventionnisme économique et social mesuré des Etats. Ce n’est donc pas le capitalisme qui mérite aujourd’hui une place au pilori mais bien les politiciens qui, en Europe, ont gouverné l’économie libérale et les marchés de manière imprévoyante au cours du dernier demi-siècle.
En cause, en premier lieu, ceux de droite qui ont permis que la libéralisation des échanges, en particulier celle des marchés financiers, intervienne à un rythme insupportable pour les nations industrialisées avec toutes ses conséquences sur l’emploi. Coupables tout autant, les politiciens de gauche qui, au prétexte d’une société plus égalitaire, ont réclamé le gonflement déraisonnable de l’Etat providence et de ses dépenses. C’est dans l’exubérance redistributrice que se situe l’origine des difficultés financières structurelles dans lesquelles se débattent les nations occidentales avec les incontournables mesures d’austérité qui en découlent.
La poursuite du bonheur, la recherche d’une vie équilibrée, le rejet des excès du mercantilisme, le refus de l’hédonisme, la recherche du mieux-vivre qu’ils ambitionnent sont des choix personnels éminemment respectables. Il est temps effectivement que nous prenions nos distances par rapport au consumérisme débilitant auquel nous avons succombé. Rien, aujourd’hui, n’interdit à ceux d’entre nous qui le veulent d’adopter pour eux et pour leur famille un mode de vie rompant avec la pression professionnelle, la consommation imbécile, la quête des subsides publics, et renouant avec les solidarités familiales et communautaires traditionnelles. A condition évidemment d’être prêt à accepter simultanément la réduction de ses revenus et à renoncer à une part de son confort matériel. Mais vouloir ériger ces objectifs en problèmes politiques et sociétaux, prétendre les imposer d’en haut à l’ensemble de la société, même si c’est au nom de l’égalité et de la protection de la Terre, constitue une dérive dangereuse, les précédents historiques en témoignent.
S’agissant de la quête de plus de justice sociale, recourir à la décroissance est absurde car l’objectif d’une société moins inégalitaire n’est atteignable que dans le cadre d’une économie en nette croissance. Les travaux, récemment dévoilés par l’hebdomadaire The Economist, du professeur Thomas Picketty, enseignant à la HEC de Paris, le prouvent. Cet économiste a démontré que, dans les périodes de stagnation ou de régression économique, les inégalités entre les classes aisées, disposant du capital, et les classes laborieuses s’accroissent inéluctablement. Les statistiques que le chercheur a exploitées, qui couvrent les deux derniers siècles, montrent que les temps de crise et de faible croissance favorisent la concentration de la richesse nationale dans les poches des classes privilégiées. Ces données révèlent aussi que, durant ces périodes, les dividendes revenant au capital restent au minimum stables alors que, la production s’amenuisant, la masse salariale globale se réduit. Les Trente Glorieuses, caractérisées par des taux de croissance du PIB élevés, illustrent bien le phénomène inverse, qui ont permis aux salariés de participer plus que proportionnellement aux gains de productivité de l’économie des nations occidentales, donc de réduire les inégalités.
Le philosophe André Comte-Sponville l’a fort bien expliqué: le système capitaliste n’est pas moral et ne débouche pas naturellement sur une société égalitaire. Mais l’histoire a aussi montré que l’égalitarisme collectiviste ne saurait lui apporter une alternative. Seule la croissance économique tempérée par la démocratie (la vraie, pas celle du Café du commerce ni celle des populistes) est capable de conduire les peuples vers davantage de justice sociale.
Quant au troisième plan, celui des dangers évidents découlant de l’exploitation abusive par les entreprises des ressources naturelles, il fait ressortir que ce pillage met réellement en péril l’équilibre environnemental de la planète et exige des correctifs. Mais ces correctifs, s’ils imposent une bonne dose d’interventionnisme et de cohérence politiques, davantage d’intelligence dans le rapport entretenu par les humains avec leur environnement, un renforcement de l’investissement et beaucoup d’avancées technologiques, n’appellent aucunement que notre société entière se soumette à une décroissance et à une frugalité organisée par le pouvoir.
A l’évidence, les adeptes de la frugalité restent fermés à ces réalités. Leur manifeste le prouve, qui s’inscrit clairement dans l’ambition égalitariste et étatiste qui a pourtant fait le malheur des peuples au XXe siècle et qui a conduit, au cours des dernières décennies, les nations du Vieux Continent au bord de la banqueroute.
Ancien député au Grand Conseil genevois, PLR
Dans les périodes
de stagnation ou de régression économique, les inégalités augmentent
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.