«Plus le journalisme s’atrophie, plus la science souffre»
Opinion
OPINION. A la crise du journalisme se conjugue une crise de la science, écrit Marcel Falk, responsable communication de l’Académie suisse des sciences naturelles. Pour éviter de tomber dans le piège de la communication, il faut innover.

Pendant cette année anniversaire de nos 20 ans, «Le Temps» met l’accent sur sept causes emblématiques de nos valeurs. La première est celle du journalisme, chamboulé par l’ogre numérique, par les fausses nouvelles, et que les pouvoirs politiques rêvent toujours de reprendre en main. Nous vous avons présenté
- le travail de 5 autres «Temps» dans le monde (semaine 1)
- les portraits de 4 journalistes qui font bouger les lignes (semaine 2)
- les défis économiques du secteur (semaine 3).
Pour cette dernière semaine, nous vous proposons des réflexions et éclairages historiques:
L’Académie suisse des sciences naturelles attribue depuis longtemps une distinction à des articles journalistiques d’excellent niveau sur le thème des sciences naturelles. Il y a encore cinq ans de cela, nous recevions chaque année entre vingt et trente dossiers. Désormais, ce nombre est réduit de moitié car le nombre des journalistes et des articles connaît une chute vertigineuse. La raison en est simple: la crise du journalisme.
Parallèlement à ce phénomène, une autre crise perdure, celle de la science. Et plus le journalisme s’atrophie, plus la science souffre. Aujourd’hui, le nombre de chercheurs publiant des travaux scientifiques va crescendo, ce qui, en soi, est une tendance plutôt positive. Malheureusement, les mécanismes à l’œuvre sont tels que les scientifiques sont plus récompensés sur la quantité que sur la qualité de leurs publications.
Ces deux crises semblent a priori très différentes, mais, en définitive, elles sont similaires car leurs conséquences touchent la société de la même manière. Scientifiques et journalistes remplissent en partie les mêmes fonctions: ils sont des chercheurs de vérité, des spécialistes de la remise en question et les gardiens sacrés de la véracité des faits. Sont-ils pour autant responsables de l’espace donné aux fake news et de notre époque post-factuelle?
Logique d’entreprise et devoir de transparence
Dans le milieu scientifique, la reconnaissance de cette crise a amené une vraie prise de conscience et une autorégulation au sein de la communauté. Consciente de son rôle clé, notre Académie prend ses responsabilités et s’engage fortement auprès de jeunes chercheurs et avec des institutions partenaires. Nous sommes persuadés que la recherche de solutions ne concerne pas uniquement le fonctionnement interne de la communauté scientifique mais s’applique aussi à la manière dont elle s’investit dans et pour la société.
Comment maintenir ce dialogue avec la société lorsque le journalisme s’essouffle? La réponse de la science consiste en une communication renforcée – à travers internet, certains magazines ou encore des festivals scientifiques. Mais ces initiatives, si formidables soient-elles, ne remplaceront jamais le travail journalistique, autrement dit le point de vue critique et indépendant provenant de l’extérieur. Sans oublier le fait qu’en dehors des médias classiques, il est toujours difficile d’amener les débats de société dans les foyers et au café du Commerce.
Comment maintenir ce dialogue avec la société lorsque le journalisme s’essouffle?
A la croisée de ces deux crises se profilent quelques pistes. Partout, y compris au sein des hautes écoles, la professionnalisation de la communication modifie lentement l’objectif principal. L’entretien d’une bonne image de l’institution est devenu une priorité au détriment du dialogue avec la société, si bien que les tentatives de contrôle augmentent et nuisent au devoir de transparence. Cette professionnalisation, bénéfique aux hautes écoles, peut s’avérer dangereuse pour la science en général, laquelle réclame un statut particulier pour elle-même et jouit à juste titre d’une bonne crédibilité. Le danger est que plus on agit comme une entreprise, plus on risque d’être perçu comme telle.
Faculté de s’autocritiquer
Les hautes écoles ne sont qu’au début d’un tel processus. Il est encore temps de rebrousser chemin et d’œuvrer pour une vraie «science ouverte», y compris dans le domaine de la communication. En particulier autour de thèmes sensibles comme le financement par des entreprises, les essais sur les animaux ou encore les insuffisances dans certains travaux scientifiques. Une science qui a conscience de ses propres forces, faiblesses et limites tout en parvenant à les communiquer ne peut que renforcer sa crédibilité. De surcroît, cette faculté de s’autocritiquer rend grandement service aux journalistes dans leur travail de transmission de l’information.
Cependant, ouverture et transparence à elles seules ne suffisent pas. Le journalisme a besoin de nouvelles formes de soutien. On peut imaginer par exemple des échanges particuliers entre science et journalisme où les rôles respectifs de l’un et de l’autre seraient respectés. A ce titre, les acteurs du financement de la recherche pourraient répartir un montant donné entre un scientifique et un journaliste pour l’analyse de données d’une certaine ampleur.
Soyons réalistes! L’époque glorieuse des médias de masse ne va pas revenir. Ce dont nous avons besoin avant tout, c’est d’innovation. Il est réjouissant de constater que ce cheval de bataille de la science est déjà bien présent dans le journalisme, comme le démontrent les dynamiques fondateurs de Sept. info, Higgs.ch, Bon pour la tête, Republik et bien d’autres. Certains d’entre eux s’exprimeront d’ailleurs à l’occasion de notre conférence-débat publique intitulée «La science a besoin d’un journalisme de qualité», sur l’état des médias en Suisse, le 25 mai à Berne.
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