Politique de sécurité: évitons le vide stratégique!

En quelques mois, le paysage sécuritaire international a subi des transformations radicales. Le bilan stratégique de l’année 2014 fait apparaître deux tendances. Premièrement, les événements en Ukraine ont rappelé à notre bon souvenir que les politiques de puissances en Europe n’avaient pas disparu de l’arsenal stratégique des grandes puissances. Ainsi la litanie qui consiste à dire qu’un conflit en Europe n’est pas envisageable dans un futur proche doit être sérieusement réactualisée mais dépoussiérée des schèmes de pensée de la Guerre froide. En effet, bien que la logique de conflictualité nous soit familière (affrontement Est/Ouest), sa grammaire est quant à elle nouvelle et contribue à créer un mode de guerre dit «hybride». Cette dernière se caractérise par un mode d’agression très progressif qui exploite tous les espaces et moyens stratégiques militaires, paramilitaires et civils. L’hybridation mêle les modes de guerre réguliers et irréguliers (actions subversives, guérilla, insurrection et terrorisme).

Deuxièmement, l’émergence du groupe Etat islamique en Irak et au Levant qui s’est autoproclamé Etat islamique (EI) en juin dernier en revendiquant un statut usurpé d’Etat et de califat incarne la dernière évolution du terrorisme islamiste. Ce dernier a évolué d’une structure hiérarchique visant l’Occident, Al-Qaida, à un mode de fonctionnement régional dans ses buts et moyens, tel que le groupe Al-Qaida au Maghreb islamique, à une organisation régionale à fort pouvoir d’attraction réticulaire au niveau global. Ce dernier repose notamment sur la diffusion des exactions ultra-violentes de l’EI à travers les réseaux sociaux. Cette stratégie résonne avec les modes d’interaction de la génération Y et permet ainsi à l’EI de recruter au sein de cette nouvelle génération numérique bien au-delà de ses frontières. L’émergence de l’EI a également établi une concurrence de fait avec Al-Qaida dans la course au leadership fondamentaliste islamique dont l’issue pourrait bien se cristalliser dans un attentat majeur en Occident.

Ces deux évolutions doivent interpeller les fondements des politiques de sécurité afin d’éviter de créer des vides stratégiques. Or, au contraire de la Guerre froide, les Etats neutres ou non alliés sont devenus des maillons faibles de la sécurité européenne. Dans le cadre du renouveau de la rivalité Est-Ouest, la Russie s’est particulièrement concentrée sur la Suède pour manifester sa politique de puissance. Moscou a simulé des attaques aériennes sur Stockholm et a, à plusieurs reprises, violé l’espace aérien et les eaux territoriales suédoises. La Russie a pu exploiter le vide sécuritaire que la Suède a créé en abandonnant la défense territoriale pour se concentrer uniquement sur la projection de force. Ainsi, paradoxalement, bien que Stockholm ait pu envoyer des avions de combat dans le cadre de l’opération de l’OTAN en Libye en 2011, il a été incapable de faire décoller ses propres avions lorsque son espace aérien eut été violé. Ce sont des appareils de l’OTAN positionnés en Lituanie et au Danemark qui vinrent au secours de leur voisin.

La réputation diplomatique de la Suisse, renforcée par le succès de sa présidence de l’OSCE, contraste ainsi avec sa réputation sécuritaire. Le détournement de l’avion d’Ethiopian Airlines sur Genève ayant dévoilé au monde les horaires de vol bureaucratiques des forces aériennes helvétiques en est symptomatique. Dans le cadre du renseignement, la Suisse est également perçue comme un maillon faible que les terroristes peuvent exploiter. Ces derniers projettent très souvent leurs actions dans d’autres Etats que celui où ils sont basés et exploitent ainsi les lacunes de coopération institutionnelle entre services de renseignement. Ce fut par exemple le cas du Français Mehdi Nemmouche, auteur d’un attentat à Bruxelles ou lors d’un autre avorté cet été contre la Norvège par une cellule djihadiste basée au Danemark.

Les lois suisses en vigueur dans le domaine de l’acquisition du renseignement sur le terrorisme et l’espionnage sont très restrictives. Cela péjore la sécurité de la Suisse à deux niveaux. Premièrement, ces lacunes exposent directement le pays au risque terroriste. Deuxièmement, il réduit in fine la souveraineté de la Confédération. Le monde du renseignement fonctionne sur la confiance et l’échange mutuels. Si la Suisse n’a pas d’informations crédibles à offrir, elle est prisonnière du bon vouloir de ses partenaires et des informations que ces derniers voudront bien lui transmettre. Les cas de la cellule de recrutement islamiste animée par deux Kurdes basée à Bâle ou celui des trois Irakiens basés en Suisse et projetant des attentats en Europe sont des exemples de succès préventifs mais qui reposent cependant sur la transmission du renseignement par des services étrangers amis.

Eviter d’être le ventre mou dans le domaine de la sécurité est crucial si la Suisse ne veut pas devenir une base arrière logistique et de planification d’attentats. Il est donc urgent de se doter de la nouvelle loi sur le renseignement et d’attribuer des pouvoirs et des moyens supplémentaires de recherche et d’analyse préventives aux services de renseignement. Les évolutions stratégiques démontrent également que seule la coopération internationale basée sur des appareils de sécurité et de défense nationaux crédibles capables de couvrir un large spectre de missions domestiques et internationales peut faire face à la diversité des menaces actuelles. Il serait bon de s’en rappeler à l’heure de rédiger un nouveau rapport de politique de sécurité.

Professeur assistant au Département d’études de la défense au King’s College, Londres @Dr_JMRickli

Pour que la Suisse ne soit pas le ventre mou de la sécurité européenne, elle doit se doter de la nouvelle loi sur le renseignement

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