La presse suisse à l'ère numérique
Presse
Face au maelström de la mutation numérique, la presse suisse opte pour plusieurs stratégies. Chez les géants de ce pays que sont Ringier et Tamedia, c’est la diversification des sources de revenus qui est le maître mot, constate Philippe Amez-Droz, chercheur au MediaLAB de l’Université de Genève

Quand les universitaires de ce pays se penchent sur la presse suisse, ce sont en général des sociologues et des analystes de contenu. Qui s’octroient la prétention de juger de la «qualité» du corpus. La figure tutélaire de ces approches marquées par une très forte empreinte idéologique, c’est le Zurichois Kurt Imhof (disparu en mars 2015) dont les «Annales Qualité des médias» divisent chaque année tous les professionnels de la branche. Car c’est à qui sera fouetté et qui sera adoubé par le sévère fög, le Forschungsinstitut Öffentlichkeit und Gesellschaft de l’Université de Zurich.
Si l’on s’étend quelque peu sur cette spécificité de la recherche académique helvétique, c’est pour mieux mettre en relief la nouveauté que constitue la thèse que vient de publier en français Philippe Amez-Droz, collaborateur à MediaLAB, le laboratoire de l’Institut des sciences de la communication de l’Université de Genève.
Une recherche axée sur l'économie
Son titre? «La mutation de la presse écrite à l’ère numérique». Et son sous-titre:«Les conséquences de la crise de la demande publicitaire de 2008-2009 sur l’offre de contenus d’information en Suisse et dans quelques pays industrialisés.»
L’axe de Philippe Amez-Droz est donc résolument économique. C’est la grande nouveauté de son analyse: là où Imhof et consorts se penchent sur la superstructure des médias, Amez-Droz, lui, se penche sur l’infrastructure, les plaques tectoniques: soit la réalité économique qui détermine en profondeur le paysage médiatique. C’est dire s’il rame à contre-courant du relatif désintérêt des écoles sociologiques suisses «quant aux conditions de production du produit médiatique par des entrepreneurs, les éditeurs, qui assument les investissements, innovent et cherchent les relais de croissance, pour pérenniser leur industrie et offrir des emplois à de multiples corps de métier».
L’approche d’Amez-Droz se veut pluridisciplinaire car les entrepreneurs du paysage médiatique prennent de plein fouet les conséquences de la convergence technologique des industries culturelle, de l’informatique et de la télécommunication et son cortège de sauts vertigineux: la miniaturisation, la fibre optique, les autoroutes de l’information, la numérisation massive, les algorithmes, les capacités de stockage de données en nuage, le développement de supports mobiles, l’essor du haut débit, le primat de l’économie de l’attention, la distribution en réseau.
L'évolution du support est une révolution
Conséquence de ce changement de paradigme? Amez-Droz cite Gérard Berry: «Jusqu’à la fin du XXe siècle, type d’information et support physique étaient étroitement liés. La dissociation de l’information et de son support est une révolution fondamentale, peut-être plus importante à terme que l’imprimerie.»
Retour à la Suisse. Philippe Amez-Droz concentre son attention sur la crise financière de 2007. Pourquoi? Parce qu’elle impacte substantiellement le marché publicitaire en 2008 et 2009. Et qu’elle entraîne dans la foulée une vague de restructuration au sein des groupes de presse, modifiant ainsi structurellement le paysage. Philippe Amez-Droz analyse: «Sous le double effet d’internet et de la gratuité, le modèle économique du double marché (représenté par les lecteurs payants et les annonceurs, soit les deux piliers de l’économie de la presse écrite) a été remis en question, ce qui a accéléré le déclin de la presse quotidienne d’information payante au cours de la première décennie du XXIe siècle.» En d’autres termes, devenue commodité, l’information perd de sa valeur et signe la fin d’un modèle qui la monétisait à un double marché, celui des lecteurs et celui des annonceurs.
Cette perte de valeur du bien informationnel caractérise l’ère numérique, qui est viscéralement porteuse de la culture de la gratuité. Bref, pour les éditeurs de presse, c’est l’effondrement progressif du modèle d’affaires qui leur avait permis de prospérer sereinement.
Nouveaux modèles d'affaires
Ce paysage qui se métamorphose à la vitesse grand V, l’éditeur Michael Ringier – que cite Amez-Droz –, en décrit, en 2012, les linéaments: «La réalité du monde digital repose sur la vitesse des changements. Ringier a davantage changé ces cinq dernières années que les 25 précédentes. Les structures évoluent profondément mais le vieux business demeure. Il est rejoint par de nouveaux métiers. Un tiers de nos activités actuelles n’ont jamais existé dans l’histoire passée de Ringier. […] La plupart de nos concurrents d’aujourd’hui n’existaient pas il y a 15 ans. Google, Facebook, Twitter, Apple… viennent de l’électronique et de l’économie digitale.»
Face à ce maelström, plusieurs stratégies qu’Amez-Droz brosse dans le détail. Chez les géants de ce pays que sont Ringier et Tamedia, c’est la diversification des sources de revenus qui est le maître mot.
Chez Tamedia cela se traduit par une palette d’offres orientées information et services, où fleurissent les plates-formes de titres de presse, du géant de la presse gratuite d’information 20 Minutes aux multiples titres d’expression régionale; mais où se développe également tout un portefeuille de sites online de service. Chez Ringier, on mise sur trois piliers: l’édition de presse, le commerce digital et le divertissement. Philippe Amez-Droz pointe: «Cette diversification, qui devrait permettre au groupe de réaliser dans quelques années 50% du chiffre d’affaires dans les deux segments «non éditoriaux», constitue la réponse la plus frappante à la mutation numérique en Suisse durant la période sous examen».
Depuis le bouclement de son manuscrit de thèse, en 2013, sa soutenance, la même année, et sa publication fin 2015, Philippe Amez-Droz n’a pas manqué d’observer la suite trépidante de la reconfiguration structurelle de la presse suisse. Elle n’a cessé de s’accélérer. Comme en témoigne aujourd’hui la joint venture publicitaire entre la SSR, Swisscom et Ringier.
Qui veut se donner les moyens de comprendre les enjeux profonds de cette reconfiguration ne manquera pas de lire et méditer: «La mutation de la presse écrite à l’ère numérique.»
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