A l’instar du scrutin du 28 novembre 2010, les votations populaires qui offrent le choix entre plusieurs variantes placent les partis et les électeurs face à des dilemmes stratégiques. L’UDC l’a parfaitement compris: bien que le contre-projet à son initiative pour le renvoi des étrangers criminels soit très proche de son propre texte, l’UDC a choisi de faire campagne contre le contre-projet. Pourquoi? A en croire les sondages, tant l’initiative UDC que le contre-projet pourraient être acceptés. Dans ce cas de figure, c’est la réponse à la question subsidiaire qui départagera les deux textes, ce qui pourrait s’avérer fatal pour l’initiative UDC. C’est ce que semble craindre le parti de Christoph Blocher, et ce sont donc pour des raisons essentiellement tactiques que l’UDC rejette le contre-projet. Réuni en congrès le week-end dernier, le PS a fait un choix diamétralement opposé: en optant pour le double non, le PS a privilégié la pureté de ses convictions, au détriment de toute considération tactique et au risque de contribuer ainsi au triomphe de l’initiative UDC.

Comme c’est souvent le cas dans le domaine de la politique d’immigration, l’initiative UDC et le contre-projet sont à l’origine d’un profond conflit gauche-droite. Alors que le PS et les Verts souhaiteraient privilégier les mesures d’intégration et minimiser le recours aux politiques répressives à l’égard des étrangers, l’UDC veut le contraire. Le contre-projet apparaît de ce point de vue comme une sorte de compromis entre ces deux positions antagonistes – entre le statu quo prôné par la gauche et l’automatisme du renvoi exigé par l’initiative UDC.

Si l’on compare les deux textes soumis au vote le 28 novembre, il est difficile de comprendre pourquoi l’UDC a fait du rejet du contre-projet son cheval de bataille. Il existe, certes, des différences entre les deux textes. Ainsi, alors que l’initiative repose sur l’automaticité du renvoi, le contre-projet dresse des garde-fous et fait dépendre le renvoi de la gravité de l’acte. De plus, contrairement à l’initiative, le contre-projet contient des dispositions sur l’intégration de la population étrangère. Enfin, le contre-projet est plus soucieux de l’Etat de droit et plus respectueux des engagements internationaux de la Suisse. Reste que sur la question qui est au cœur de l’initiative, à savoir le durcissement de la politique en matière de renvoi, le contre-projet va largement dans le sens des revendications de l’UDC.

A l’inverse, si le contre-projet heurte inévitablement les valeurs de la gauche en matière d’ouverture internationale et de solidarité vis-à-vis des étrangers, l’article sur l’intégration aurait dû aider la gauche à avaler la pilule du durcissement de la politique de renvoi. Autrement dit, pour le PS comme pour l’UDC, le contre-projet aurait pu apparaître comme un moindre mal – en comparaison de l’acceptation de l’initiative pour le PS, et en comparaison du statu quo pour l’UDC. Comment, dans ces conditions, expliquer que les deux partis aient rejeté le contre-projet, et que l’UDC en ait même fait la principale cible de sa campagne de communication?

Pour l’UDC, rejeter le contre-projet au motif que celui-ci ne va pas assez loin facilite, il est vrai, son travail de persuasion: il serait plus compliqué pour elle de faire campagne pour un double oui et de demander simultanément à ses électeurs d’accorder leur préférence à l’initiative dans la question subsidiaire. En réservant son soutien à son initiative, l’UDC évite de brouiller le message et de contribuer à l’éventuel succès du contre-projet. Cependant, ces arguments masquent l’essentiel: le fait que l’UDC ne soutienne pas le contre-projet est une chose, le fait qu’elle le combatte férocement en est une autre, et ce combat ne peut pas s’expliquer autrement que par des considérations tactiques.

Si l’UDC est confiante dans les chances de son propre texte d’obtenir la majorité du peuple et des cantons, elle sait que le contre-projet a aussi ses chances, et pourrait même l’emporter dans la question subsidiaire. D’où son non tactique au contre-projet qui, conjugué au non idéologique de la gauche, pourrait précipiter l’échec du contre-projet, et assurer ainsi le succès de son initiative. En raison des variantes offertes par l’initiative et le contre-projet, la votation du 28 novembre risque ainsi de déboucher sur un résultat paradoxal: même si le contre-projet est peut-être plus populaire que l’initiative UDC, il pourrait être rejeté par le peuple et/ou les cantons, alors que l’initiative serait acceptée. Ce paradoxe, décrit en 1785 par le Marquis de Condorcet (voir le complément), est très rarement observé dans la réalité, mais trouve ici un excellent cas d’application.

Une partie du groupe parlementaire socialiste, sept sections cantonales, ainsi qu’une minorité des militants présents au congrès du parti, ont bien saisi l’enjeu et ont plaidé en faveur d’une contre-stratégie: même si personne au sein du PS n’est favorable au renvoi, ces voix minoritaires ont soutenu le contre-projet dans le but de faire barrage à l’initiative UDC. Un tel soutien est évidemment aussi de nature tactique et son objectif n’est pas d’augmenter l’attractivité électorale du PS ou des Verts ou d’éviter un camouflet à la nouvelle cheffe du Département de justice et police, mais d’influencer l’issue de la votation. Naturellement, cette tactique comporte un risque pour la gauche: si, contre toute attente, l’initiative de l’UDC échoue devant le peuple (ou les cantons) et si le contre-projet est accepté, la gauche se reprochera peut-être d’y avoir contribué. Mais doit-elle pour cette raison prendre le risque, autrement plus dangereux, de favoriser l’acceptation de l’initiative UDC?

Parmi les militants du PS, à l’unisson de leur président sur ce point, les considérations tactiques n’ont pas fait le poids face à la pureté idéologique du double non, et à la défense corrélative des valeurs fondamentales de la gauche. C’est un choix, qui augmente néanmoins les chances d’une initiative qui foule aux pieds un certain nombre de règles constitutionnelles et d’engagements internationaux (principe de proportionnalité, principe de non-refoulement, accord sur la libre circulation des personnes avec l’UE), et qui réduit les chances d’une alternative plus modérée et plus conforme à l’Etat de droit.

Une votation avec variantes est soumise à une règle d’or: si l’un des deux camps vote de manière stratégique, alors que l’autre s’y refuse, une option radicale peut s’imposer, même s’il existe en réalité une majorité en faveur d’une solution intermédiaire. L’UDC connaît cette règle, et elle en a tiré les leçons. En refusant de se prêter au jeu de la tactique, le PS et les Verts risquent bien de faire celui de l’UDC.

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Le 28 novembre 2004, soit six ans jour pour jour avant le scrutin sur l’initiative UDC, une votation populaire au profil similaire a eu lieu dans le canton de Berne: le peuple bernois a dû se prononcer sur une réforme de la loi sur le personnel de l’Etat proposée par la droite, et sur un contre-projet moins radical déposé par la gauche. Comme le montre le résultat du vote, les citoyens bernois avaient une légère préférence pour le contre-projet. Anticipant la possible acceptation du contre-projet, les partis de droite ont adopté la devise du «tout ou rien», en s’engageant massivement en faveur de leur projet et en combattant le contre-projet, qui allait pourtant dans leur sens. Cette stratégie leur a réussi: bien que le contre-projet l’ait emporté – de peu – dans la question subsidiaire, il n’a pas obtenu de majorité populaire, tandis que le projet de la droite a été accepté à une courte majorité. Le vote bernois constitue un cas emblématique du paradoxe décrit en 1785 par le mathématicien français Nicolas de Condorcet. Depuis sa découverte, le paradoxe de Condorcet a été au centre des débats scientifiques sur les systèmes électoraux et les votes stratégiques, mais les exemples empiriques comme la votation bernoise de 2004 ou la votation fédérale de 2010 sont très rares. «L’intransivité possible» de la majorité, qui est au cœur du paradoxe, peut apparaître comme un phénomène contradictoire et irrationnel, mais résulte en fait de la simple combinaison du comportement de vote de trois groupes distincts, possédant chacun des préférences plausibles et rationnelles.

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