Psychose autour des suicides d’ados sur le Facebook russe
Sur les réseaux
Culte du suicide ou légende urbaine? Des «groupes de la mort» invitant à la mort volontaire sèment la panique en Russie

Une terrifiante rumeur a enflé vendredi dernier parmi les parents russes: on pousse leurs enfants au suicide par le biais du «Blue Whale Challenge» (le défi de la Baleine bleue). «On», ce sont de mystérieux individus envoyant des invitations à la mort volontaire à travers les deux réseaux sociaux les plus populaires en Russie: vk.com et Instagram. Un avertissement formel s’est alors répandu comme une traînée de poudre sur ces réseaux: «Chers parents, nous portons à votre attention un message de la police arrivé aujourd’hui à l’école. Tous les parents doivent absolument être avertis que ce dimanche, le groupe Baleine prépare l’organisation d’un suicide collectif (5000 personnes). Ne perdez pas de vue vos enfants une seule seconde!»
Les nerfs de beaucoup de parents ont lâché: «Quand va se terminer ce cauchemar?» s’affolait samedi Andreï K, père de cinq enfants. «Les écoles et les parents sont en pleine panique et nos forces de l’ordre ne bougent pas», explique-t-il au Temps. «Qu’ils ferment donc ce vk.com, s’ils sont incapables d’agir!» Surtout que le phénomène essaime jusqu’en France:
[#bluewhalechallenge] Ne vous laissez pas influencer, aucun défi ne mérite de risquer votre vie. En cas d'urgence #réflexe17. pic.twitter.com/boWNlXXFEm
— Police Nationale (@PoliceNationale) 6 mars 2017
Depuis plusieurs mois, on ne parle que de des «groupes de la mort» sur l’équivalent russe de Facebook, où les adolescents sont invités à participer à une série de défis de plus en plus morbides, qui débouchent sur un saut mortel. Tout est parti du suicide présumé en novembre 2015 de Rina Palenkova, une jeune fille vivant dans l’Extrême-Orient russe. Un culte mi-ironique, mi-morbide, typique de la sous-culture adolescente, s’est développé autour des photos de son cadavre gisant sur les rails:
Les photos de Rina circulent sur vk.com, accompagnés de codes oniriques piochés sur son profil: «Réveille-moi à 4h20»; «mer de baleines»; «baleine bleue»; «maison calme», etc. L’allusion au cétacé étant due au fait que les baleines en fin de vie, paraît-il, s’échouent volontairement.
De nombreux médias russes ont contribué à faire tourner le moulin à rumeurs. Une enquête sensationnaliste de Novaïa Gazeta en mai 2016 a d’abord porté l’existence de «groupes de la mort» à la connaissance du grand public. La machine s’est véritablement emballée lorsque la télévision s’en est emparée. «Vingt mille mineurs candidats au suicide rien qu’à Moscou», rapportait la chaîne télé REN en août dernier.
Des dirigeants politiques ont apporté de l’eau au moulin par des déclarations alarmistes. «Il existe aujourd’hui un projet visant l’extinction de notre nation. Il consiste à forcer nos enfants à se suicider», a déclaré le gouverneur de la région d’Oulianovsk le 8 mars. Selon lui, «un puissant réseau encore plus effrayant que [l’Etat islamique] agit dans notre pays. […] Ils paient pour chaque suicide, et si l’enfant est particulièrement doué, le tarif est double.»
Une loi en préparation
Vladimir Poutine a contribué à la médiatisation du phénomène en déclarant le lendemain: «Une nouvelle menace est apparue dans la sphère de l’information. […] C’est la multiplication des sites faisant l’apologie du suicide.» Une loi est en préparation pour valider le blocage extrajudiciaire des groupes sur Internet et un nouvel article sur «l’incitation au suicide» pourrait être ajouté au code criminel russe.
Reste que l’identité et les motivations de ces incitateurs restent mystérieuses. Jusqu’ici, la police n’a identifié que deux individus derrière cette marée de messages: un jeune adulte et une gamine de 13 ans. Or, les messages continuent de circuler sur vk.com, malgré les efforts du réseau pour fermer les groupes sur ce thème.
La piste ukrainienne
Le caractère virtuel et anonyme de la menace engendre à son tour des rumeurs tordues. Sur fond de conflit militaire avec l’Ukraine, certains accusent déjà «les nationalistes ukrainiens» ou une «guerre hybride menée contre la Russie». D’autres, comme Andreï K., imaginent une «expérimentation sociale menée par le gouvernement pour vérifier jusqu’à quel point l’opinion publique est manipulable». Beaucoup enfin s’inquiètent que la panique soit utilisée comme prétexte pour censurer davantage Internet.
La rumeur de vendredi sur les «5000 suicides» s’est avérée être un bobard démenti par la police. Mais sous cette épaisse fumée paranoïaque couve toutefois un véritable incendie. La Russie détient depuis une décennie le record mondial peu enviable du plus haut taux de suicide chez les mineurs. Dans un pays où la propagande se substitue chaque jour davantage à l’information, l’hystérie créée autour des «groupes de la mort» détourne l’attention des véritables raisons du mal existentiel dont souffrent nombre de jeunes Russes.
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