Faut-il croire les chancelleries occidentales lorsqu’elles affirment vouloir dissuader le régime syrien de recourir à des armes chimiques, et assurent ne pas vouloir le renverser? «La France est prête à punir ceux qui ont pris la décision infâme de gazer des innocents», a déclaré François Hollande. Sommes-nous seulement certains que cette opération «punitive» ne se terminera pas tout bonnement en guerre? La décision d’une telle intervention pose en réalité trois problèmes majeurs.

Le premier a trait à la légalité de l’opération. Faute de consensus au Conseil de sécurité, il semble acquis que l’intervention se fera sans mandat de l’ONU. Dès lors, le cadre de l’engagement ne serait plus celui de 2011 en Libye, mais bien celui de 2003 en Irak, qui résultait alors de la menace des veto russe, chinois et… français. A défaut de caution onusienne, Américains et Français soulignent la légitimité d’une telle intervention et tentent de former une coalition internationale la plus large possible. Après que les Allemands et les Britanniques ont renoncé à toute participation, le soutien de principe de la Ligue arabe et la présence de pays arabes ou musulmans apparaissent essentiels. Soutiens militaires et financiers des rebelles, l’Arabie saoudite et le Qatar pourraient y participer; la Turquie, peut-être aussi. Mais ces derniers sont trop engagés dans la crise syrienne pour apporter à la coalition la crédibilité dont elle a besoin. Deux points de droit sont donc mis en avant: la violation par Damas du Protocole de Genève de 1925, qui interdit l’usage des armes chimiques et biologiques, auquel la Syrie a adhéré en 1968 (contrairement à la Convention sur les armes chimiques de 1993 qu’elle n’a pas ratifiée); et la «responsabilité de protéger les populations», principe adopté par l’ONU en 2005 et qui a servi à justifier l’intervention en Libye.

Or, en dépit des évidences (vidéos et témoignages, ampleur et technicité de mise en œuvre des attaques, reconnaissance par Damas d’opérations d’envergure dans les quartiers concernés), la recevabilité internationale de ces arguments nécessite d’apporter la preuve que le régime est bien l’auteur du gazage du 21 août, lequel aurait fait quelque 1800 victimes et près de 10 000 blessés, selon la rébellion. Soutien jusque-là indéfectible de la Syrie, la Russie feint de s’en remettre à la mission onusienne dépêchée sur place, permettant au passage au régime syrien de gagner du temps et de s’organiser. Or, si les enquêteurs devraient pouvoir attester sans difficulté qu’il y a bien eu attaque chimique – MSF en a déjà apporté la preuve en dénombrant 355 victimes –, ils n’ont ni les moyens, ni la charge d’en rechercher les commanditaires.

Reste que la légalité internationale peut aussi émaner de l’Assemblée générale des Nations unies (résolution n° 377 dite «Union pour le maintien de la paix»), que Washington affirme avoir intercepté des communications des autorités syriennes faisant état d’un tel projet chimique, et que l’histoire prouve que le régime syrien est coutumier de telles atrocités. En février 1982, Rifaat el-Assad, oncle de l’actuel président, avait ainsi ordonné le pilonnage d’une partie de la ville de Hama, sacrifiant sans distinction quelque 20 000 de ses concitoyens au nom de la lutte contre les Frères musulmans. Aujourd’hui, plusieurs éléments tendent à prouver que Maher el-Assad, frère cadet du président, connu pour sa cruauté et qui a la haute main sur les forces de sécurité, est le grand ordonnateur des crimes du 21 août.

Incapable de prendre définitivement l’avantage sur la rébellion et de desserrer l’étau qui, jour après jour, enserre un peu plus la capitale, le régime semble ainsi avoir joué son va-tout, au moment où l’Egypte focalisait l’attention des médias et dans la perspective d’une éventuelle conférence pour la paix dite «Genève II», jusqu’à présent reportée. Car, à l’heure de négocier, mieux vaut être en position de supériorité, tandis que l’absence de réaction de la communauté internationale ouvrirait la voie à d’autres massacres de grande ampleur, notamment à Alep, la deuxième ville du pays, partiellement contrôlée par la rébellion.

Le second problème tient aux objectifs de l’intervention. Les partenaires de la coalition qui envisage de lancer des missiles de croisière sur la Syrie ne partagent pas les mêmes objectifs, et ceux qui sont affichés ne sont pas forcément les plus recherchés. Derrière la «punition» pour usage d’armes chimiques et les «coups de semonce» à visée humanitaire – contenir les pulsions macabres du clan Assad –, se cachent aussi d’autres intentions. Les Saoudiens et les Qataris comptent sur des frappes massives pour précipiter la chute du régime et permettre, demain, à leurs relais islamistes respectifs de présider aux destinées du pays. Les Etats-Unis, quant à eux, ont une stratégie inverse: ne pas renverser le régime, faute d’alternative crédible au sein de l’opposition modérée, mais tenter de le convaincre que la seule issue possible passe par le transfert du pouvoir à un responsable politique moins compromis, ouvert au dialogue avec l’opposition, qui garantirait les intérêts vitaux du clan Assad et ceux de la Russie, et éviterait l’effondrement de l’Etat, à l’instar de ce qui se passe en Libye.

Si ce scénario, testé avec succès au Yémen, semble pour le moment hors de portée, des frappes sérieuses visant des cibles militaires et politiques pourraient y contribuer. Ce scénario était précisément au cœur du dialogue russo-américain des derniers mois entre John Kerry et Sergueï Lavrov, lesquels ne manquaient pas d’afficher «l’excellence» de leur relation. Car, au fond, Russes et Américains partagent la même approche, pourvu que leurs intérêts respectifs soient préservés: maintien d’une base navale en Méditerranée et d’un allié fiable – acheteur d’armes – au Proche-Orient pour les premiers; lutte contre Al-Qaida et garantie d’une paix durable avec Israël pour les seconds, la Syrie ayant été objectivement pour Israël un partenaire fiable ces quatre dernières décennies. Là encore, les apparences sont donc trompeuses, et l’affrontement aux fausses allures de Guerre froide auquel nous assistons relève avant tout de la posture. On en veut pour preuve la réaction jusque-là très mesurée de la Russie à la menace de frappes occidentales.

Enfin, pour les Etats-Unis, sanctionner la Syrie est un impératif stratégique, afin de rester crédibles sur la scène régionale, notamment dans leur bras de fer avec l’Iran, après les provocations à répétition de Bachar, mais aussi le fiasco irakien et la déroute afghane.

Le troisième problème porte sur les conséquences militaires et politiques d’une telle intervention. Dans cet «Orient compliqué», les idées simples ne sont d’aucun secours et nul n’est en mesure de garantir qu’une opération «punitive» ne se transformera pas en conflit généralisé. On nous promet des frappes «ciblées et proportionnées», mais quelles seront les cibles effectivement détruites?

Des frappes insuffisamment efficaces renforceront le régime, qui reste maître du terrain et de la propagande, et obligeraient les forces de la coalition à rester durablement au large des côtes syriennes. Sur le terrain, des préparatifs sont en cours, notamment le déplacement d’arsenaux qui pourraient être repositionnés au cœur des zones habitées. Des stocks d’armes chimiques peuvent également avoir été transférés sur des sites d’armes conventionnelles visés par la coalition. On imagine déjà le désastre humain local et l’impact qu’aurait leur destruction auprès de l’opinion internationale. A l’inverse, si les frappes devaient directement toucher le clan Assad, est-on sûr qu’il ne serait pas tenté de jouer la politique du pire, après avoir conduit une politique de la terre brûlée sur son propre sol et réveillé le spectre de la guerre civile au Liban? Quant à l’éventualité de l’anéantissement du régime, toujours envisageable en cas d’opération militaire, il précipiterait le pays dans le chaos et ne manquerait pas de faire le jeu des groupes djihadistes sunnites affiliés à Al-Qaida, tel le Jabhat al-Nosra.

Pour éviter un embrasement de la région, il faudrait donc que les moyens dont dispose le régime soient anéantis; mais, faute de moyens de défense et de répression, le régime s’effondrerait, laissant en héritage une guerre entre milices, communautés ethniques et religieuses qui ne manquerait pas d’affecter les pays voisins. Même si les frappes devaient être «mesurées» et de courte durée, on le voit, entre le coup pour rien et l’embrasement régional, la marge de manœuvre est extrêmement étroite, et l’objectif idéal d’affaiblir le régime sans le briser, pratiquement impossible à atteindre.

Restent une inconnue et une question de fond. Quelle serait l’attitude des alliés de Damas en cas de frappes? Si la Russie, l’Iran et le Hezbollah libanais ont tous des intérêts à la survie du régime, seront-ils disposés à s’exposer davantage pour sauver le soldat Bachar? Dans ce vaste jeu de dupes où chacun doit montrer ses muscles, l’opération qui se prépare aura valeur de test. Il poussera chacune des parties à révéler jusqu’à quel point elle est prête à aller pour défendre ses propres intérêts. La réaction des autorités iraniennes à l’éventualité d’une intervention occidentale a fait montre d’une extrême prudence, parlant simplement de «graves conséquences pour la stabilité dans la région». A l’évidence, le régime iranien tient à sa survie, face à la cinquième flotte des Etats-Unis basée au Bahreïn. Quant à la question de fond: faute de véritable stratégie en Syrie et de perspective politique de sortie de crise, le branle-bas de combat occidental pourrait-il finalement n’avoir été qu’un coup de bluff, pour forcer les parties à négocier enfin? La question doit être posée à trois jours du sommet du G20 en Russie et à l’annonce d’un vote du Congrès avant tout engagement américain.

Coauteur du livre collectif: «Le Grand Maghreb (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie): Mondialisation et construction des territoires», Armand Colin, 2006

L’absence de réaction de la communauté internationale pourrait ouvrir la voie à d’autres massacres de grande ampleur, notamment à Alep

Et si le branle-bas de combat occidental n’était finalement

qu’un coup de bluff,

motivé par l’espoir de forcer

les parties à négocier enfin?

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