La quadrature de Kaufmann
Du bout du lac
AbonnéCHRONIQUE. Ralentir et organiser le trafic, certes; mais que faire de la circulation de l’âme humaine? musarde Alexis Favre, qui s’est renseigné auprès de l’EPFL

Il faudrait limiter la vitesse sur les autoroutes à 60 kilomètres par heure. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Vincent Kaufmann, spécialiste incontesté de la mobilité et professeur de sociologie urbaine à l’EPFL, comme chacun le sait. En plus de fluidifier le système, ralentir le trafic, ralentir tous les trafics inciterait les gens à se déplacer moins et à aller moins loin. Ce qui serait mieux pour tout le monde, postule le scientifique dans un livre et dans le Blick.
Conscient des limites de ma compétence en la matière, que j’imagine à l’intersection de la mécanique des fluides, de SimCity et de l’étude des fourmis, je ne peux que croire Vincent Kaufmann sur parole. Et regretter avec lui, à l’heure où les trains chers péclotent à côté des bouchons qui s’allongent, que la foule besogneuse se marche encore à ce point sur les pieds du matin au soir, faute de solution harmonieuse, systémique et durable.
C’est en amont que j’ai un doute. Avant la mécanique des fluides, ou dans les tréfonds de la psyché des Sims et des fourmis. En l’occurrence, la vôtre, la mienne, et celle de tous les autres. Ces 10 millions d’âmes, nous dit-on, qu’il faudra bientôt aiguiller tous les jours à travers ce joli petit pays tout chiffonné. De quelle nature est-il, ce fluide-là? Ce drôle de fluide qui change d’humeur et n’en fait qu’à sa tête, diversement bien faite. Quelle mécanique pour ses molécules, qui s’agglomèrent, s’ignorent ou s’entretuent au gré des circonstances?
Pour tout vous dire, je ne suis pas en train de vous parler de mobilité. Ou pas davantage de mobilité que de bien d’autres choses. Parce que cette question insoluble – quelle mécanique pour la pâte humaine? – traverse à peu près tous les défis collectifs. Avant même d’imaginer des solutions, comment modéliser le comportement d’un fluide qui change d’avis?
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Il serait beaucoup trop facile et parfaitement sophistique d’affirmer, pour le plaisir de contredire le scientifique, que c’est impossible. Qu’il y a autant de libres arbitres que d’individus, et que par voie de conséquence, toute tentative d’organisation à large échelle serait vouée à l’échec. Si c’était vrai, il n’y aurait pas plus d’heures de pointe que de civilisation. Notre drôle de fluide sait se montrer prévisible, quand il le veut. Donnez-lui un tram à la bonne heure et une école qui fonctionne, il montera dedans et il paiera ses impôts. Normalement.
On doit donc bien pouvoir en faire quelque chose de rationnel, Vincent Kaufmann a méthodologiquement raison. Mais jusqu’où? Jusqu’à quel degré d’organisation? Le réseau de demain, parfait et parfaitement huilé, celui qui ronronne à 60 km/h, que fera-t-il de Jacqueline, qui ne serait pas obligée de rattraper son retard si elle n’avait pas oublié ses clés? De Philippe, qui ne peut pas télétravailler? De Roberto, qui ne veut pas déménager?
Si je le savais, je serais professeur de mobilité, ou président du monde, ou Dieu tout-puissant. Mais je vous l’ai dit, j’ai un doute. Malheureusement, je dois vous laisser: j’ai un train à prendre.
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