Quitter Epalinges pour retrouver la Suède
Dans la Tête d’Ingvar Kamprad
Le fondateur d’Ikea, domicilié à Epalinges, a annoncé son retour en Suède
Retrouver mon village, Älmhult, et le Småland, mes petites terres aux nombreux lacs. La mer, pas loin. Et l’air, qui pénètre profondément dans les narines, parcourt le corps, monte à la tête, piquant, salé, bienfaiteur. Retrouver l’odeur de mon pays, celle de l’eau et des forêts, des pins et des nénuphars. Marcher, seul entre les arbres, seul sur les bordures du Möckeln, Margaretha, le lac que tu aimais tant. Peut-être te retrouverais-je un peu là-bas, que ton âme m’y attend, que j’y sentirais ta présence.
J’aimais la Suisse avec toi, Epalinges avec toi. Quarante ans de bonheur calme et serein, ou pas toujours, mais si, depuis que je me souviens. Le manque de toi me brûle, ici. Chez nous, j’ai le sentiment qu’il sera plus doux. Je fais mes adieux comme il faut. Je remercie, je laisse des cadeaux. La nouvelle chaire de l’EPFL consacrée à l’étude des milieux lacustres, qui porte ton nom. Des appartements pour les aînés d’Epalinges. Rien de démesuré, mais de quoi m’éviter de me faire traiter d’ingrat. De pingre.
Je possède ce dont j’ai besoin, deux ou trois pull-overs, un pour l’hiver, les autres, moins chauds, pour l’automne ou nos nouveaux printemps. Quelques chemises, quelques pantalons, un frigo suffisamment plein, une voiture pour me déplacer. Une maison en Suisse, une autre qui m’attend, chez nous, et une en Provence, pour ces vacances que j’aimais parce qu’elles te faisaient plaisir. Mes milliards profiteront à d’autres quand je t’aurai rejoint. Je n’en ai jamais eu besoin. Il aurait fallu que j’aie vingt villas, dix voitures, des jets privés et des femmes? Quelle drôle et triste idée. Je n’ai eu que deux femmes, une belle erreur de jeunesse et toi. Tu n’étais ni plus jolie ni plus jeune que la précédente, tu n’as pas vieilli mieux que d’autres, pourtant tu me comblais. Pourquoi l’argent donnerait-il le droit, l’envie, de s’offrir des femmes et d’en changer? Tu étais mon épouse, et j’aimais ne pas remettre en cause cette évidence. Tu étais ma chérie avec ta longue maladie, et j’étais ton mari avec mes problèmes d’alcool, longtemps aussi. Margaretha, encore pardon.
Pingre, ce n’est pas ce que j’ai détesté le plus. Sympathisant nazi, si. Et les jugements accusateurs. Parce que je fus membre de la Jeunesse nordique? Que mon père admirait Hitler? On ne connaissait pas la suite. Pas moi. Je ne connaissais pas grand-chose. Je travaillais pour gagner de l’argent, ne pas être une charge pour ma famille. Mon père découpait le temps en tranches de dix minutes. On pouvait perdre deux ou trois tranches par jour, pas plus. Le reste du temps, il fallait travailler. C’est à cela que je pensais à l’époque, pas au nazisme. Ensuite si, quand nous avons gagné nos vies, que nous avons pu souffler un peu, lire, écouter la radio, la télévision.
Tout cela ne m’intéresse à nouveau plus. J’aspire à communier avec la nature, avec ma terre et mes forêts. Les arbres n’ont jamais été aussi verts, ici. Chez nous, le climat fait exploser les couleurs. Vivement la Suède. Margaretha, pour la première fois depuis que tu es partie, je me réjouis.
Pourquoi l’argent donnerait-il le droit, l’envie, de s’offrirdes femmes et d’en changer?
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