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A quoi ça sert? (2). Le rire, une affaire de survie

Bon pour la santé, le rire aurait aussi joué un rôle adaptatif pour l'espèce humaine. Jusqu'à Florence Aubenas, qui a démontré la différence entre humour humain et rire de singe.

Comment peut-on songer à rire quand on souffre d'une maladie chronique dégénérative? C'est pourtant ce qu'a fait Norman Cousins. Dans les années 70, ce journaliste américain apprend qu'il est atteint de spondylarthrite ankylosante. Le pronostic n'est pas gai: la douleur et la mort quasi certaine en quelques mois. Norman Cousins décide alors, tant qu'à faire, de sortir de l'hôpital et de passer le temps qui lui reste le plus joyeusement possible. Il se prescrit notamment une dose journalière massive de franche rigolade, via la lecture d'auteurs désopilants et le visionnement intensif de films des Marx Brothers et de séances de caméra cachée. Dans un premier temps, les fous rires lui servent de substitut à la morphine pour combattre la douleur. Et peu à peu, contre toute attente, le malade guérit. Bon prince, le corps médical s'incline: Norman Cousins devient notamment, à titre honorifique, président de la société médicale du Connecticut et diplômé de la faculté de médecine de Yale. Il meurt dans les années 90, à 84 ans.

Bon pour la santé

Norman Cousins n'est pas, dans l'histoire de la médecine, le premier malade à guérir inexplicablement. On pourrait arguer que son secret réside non pas dans les séances de rire qu'il s'est administrées, mais dans la force de caractère qui lui a permis de les imaginer. Mais c'est probablement le rire en lui-même qui a des effets bénéfiques, suggère la psycho-neuro-immunologie. Cette discipline en plein boom, à l'essor de laquelle Norman Cousins a participé, étudie les connections entre le cerveau, le système endocrinien et le système immunitaire. S'appuyant sur ses découvertes, certains en sont déjà au stade de la prescription: 20 minutes de rire par jour seraient souveraines pour prévenir les maladies et maintenir le cœur en forme. L'affirmation a déjà fait le tour de la planète et les «clubs du rire», nés en Inde en 1995 sous l'impulsion du médecin indien Madan Kataria, ont essaimé jusqu'en Suisse romande*.

L'idée que le rire est bon pour la santé n'a rien de neuf. Elle remonte à l'Antiquité. Mais jusqu'ici, elle reposait uniquement sur le bon sens et n'a pas résisté aux arguments moralisants des ennemis de la rigolade. Aujourd'hui, la science vient concrétiser les intuitions anciennes. Le rire se retrouve lavé de tout soupçon: sanitairement correct, autant dire, résolument dans le camp du Bien.

«Homo ridens»

Biologiquement bénéfique, mais aussi culturellement universel: les anthropologues nous confirment en effet qu'il n'existe pas de société sans rire. Ils signalent même des peuplades, comme les Nambikwara du Brésil, où la qualité de joyeux luron est prioritaire pour accéder au rôle de chef.

De là à affirmer que le rire participe à la genèse de l'espèce humaine, il n'y a qu'un pas. L'évolutionniste américain James E. Caron le franchit. Dans un article paru en 2002 dans The International Journal of Humor Research**, il affirme que le rire a joué un rôle adaptatif dans l'évolution: «Les individus, parmi nos ancêtres, qui pouvaient produire l'expression faciale reconnue comme un sourire ainsi que la vocalisation rythmique identifiée comme le rire, jouissaient d'un avantage adaptatif: en effet, sourire et rire augmentent, pour l'être humain, les chances de survie.»

Là, il ne s'agit plus de la bonne santé de l'Homo ridens. Mais de son habileté à se mouvoir en société. Pour comprendre, il faut se tourner vers les singes qui sont, avec l'homme, les seules créatures rieuses sous le soleil. Sur le visage de nos cousins en évolution, on peut en quelque sorte contempler le rire primitif, celui qui s'est ensuite complexifié pour devenir le rire hautement culturel de Molière et de Marie-Thérèse Porchet.

Le rire du gibbon

Regardons le singe sourire. Le Hollandais Jan vas Hooff, grand observateur des gibbons, a répertorié sa mimique sous l'appellation «figure silencieuse-dents découvertes». Que fait le gibbon? Il montre les dents, ce qui pourrait tout aussi bien signifier qu'il n'est pas content du tout. Mais justement: sa mimique est une forme ritualisée de la mimique agressive, elle fait office de drapeau blanc. Pareil pour le rire. Dans le vocabulaire des primatologues, on parle de la mimique «figure détendue, bouche ouverte», ou plus communément de «play face», car le «visage joueur» est la mine que les singes adoptent quand ils jouent à se battre ou à se courir après. Là aussi, leurs intentions pourraient être mal interprétées. En affichant une «play face», ils signifient: «Je t'attrape, mais attention, c'est pour rire!»

En d'autres termes, le rire, comme d'autres comportements ritualisés, sert à lever l'ambiguïté dans des situations incertaines. Il est un lubrifiant social qui aide à réguler l'équilibre toujours instable entre membres d'un même groupe, fondamentalement tiraillés entre deux attitudes: la menace et l'apaisement.

Certains chercheurs affirment même que le sourire et le rire, en permettant de prolonger le face-à- face entre individus, ont en quelque sorte préparé le terrain à l'émergence du langage. Raymond Devos n'est plus très loin.

Le propre de l'homme

Mais est-ce que les singes rient vraiment? Pas comme nous, en tout cas. Jane Goodall, la grande amie des chimpanzés, a noté que chez ces derniers, le rire est toujours associé aux chatouillis ou autre contact physique. Ensuite, les singes ne connaissent pas le «rire secondaire», déclenché par le seul rire de l'autre. Ainsi, malgré la ressemblance entre nos mimiques et celles de nos cousins, tout le monde tombe d'accord: le rire tel que nous le connaissons est bien le propre de l'homme. Il a évolué avec le développement du langage, s'émancipant peu à peu de sa fonction première d'apaisement pour devenir un signe complexe de contrôle cognitif, de plaisir esthétique, et acquérir une gamme infinie de significations.

Non que toutes les blagues soient d'une subtilité propre à nous convaincre de la supériorité de l'espèce humaine. Hélas. Mais même les plaisanteries les plus grasses sont profondément ancrées dans une culture: essayez donc de faire rire un Bantou avec une histoire de Ouin-Ouin.

Une des choses qui s'est développée avec le rire, ce sont les théories sur le rire. Et ce qui est frappant, c'est que, dans le propos des philosophes qui tentent de décrire ce phénomène hautement sophistiqué, on retrouve la même observation faite par les éthologues à propos des mimiques simiesques: le rire est profondément ambivalent.

C'est l'instrument de la séduction, mais aussi une arme qui peut être socialement meurtrière, observe Cicéron. Avant lui, Platon s'est attardé sur le rire de la moquerie, qui suppose le rabaissement d'autrui: il a condamné cette «grimace de la laideur», indigne des hommes libres car il suppose une perte de contrôle de soi. Cette vision, qui a culminé dans la conviction moyenâgeuse que le rire est l'instrument du diable, se retrouve chez le plus éminent penseur contemporain du rire, Henri Bergson***, même si son propos central est ailleurs. Le rire, dit-il en substance, participe de la régulation de la vie sociale en sanctionnant les raideurs et les inadaptations menaçantes pour l'harmonie de la vie en groupe.

Le couteau de Florence

Tout dernièrement, les théories sur la résilience ont remis le doigt sur une thématique plus vitale. Elles ont rappelé que l'humour est l'un des instruments privilégiés de la survie. C'est ce qu'ont raconté les rescapés des camps de concentration. C'est ce qu'a magistralement démontré, il y a quelques semaines à peine, la journaliste française Florence Aubenas. Après cinq mois de captivité en Irak, yeux bandés, mains liées, immobile et muette, la jeune femme a époustouflé son monde par son refus flamboyant d'accepter son rôle de victime.

Mieux que toutes les théories sur la spécificité du rire humain, nous avons donc eu droit à une superbe démonstration pratique. Les ravisseurs de Florence Aubenas ont voulu la réduire à un objet. Mais elle a utilisé le pouvoir du langage pour changer cette représentation. Elle a refusé d'inspirer la pitié, elle a brillé et séduit: elle a repris le contrôle de la situation, en tenant le couteau des mots par le manche.

Une arme, on vous dit, à la vie à la mort.

* Pour la liste des clubs du rire en Suisse romande: http://www.yogadurire.ch/romandie.htm

** «From ethology to aesthetics: Evolution as a theoretical paradigm for research on laghter, humor, and other comic phenomena.» Dans International Journal of Humor Research, 15-3, 2002.

*** «Le rire», Henri Bergson, PUF.