Publicité

A quoi ça sert? (3). Le jeu, école de vie

Essentiel au développement de l'enfant, présent dans les sépultures des hommes primitifs, stratégique pour transformer l'agression en amitié. Et dire que le jeu a été tenu pour inutile jusqu'au XIXe siècle!

Chez les Guayaki du Paraguay, la Fête du miel, qui se déroule fin juin, marque le temps des alliances, des amours naissantes et de la reconstitution de l'unité tribale. «La fête commence avec une démonstration de violence. A la feinte déclaration de guerre doit succéder le rituel de réconciliation, le jeu cérémoniel du Kyvai: les chatouilles.» Dans ce jeu, les guerriers se mettent deux par deux et «laissent courir leurs doigts sous les aisselles, sur les côtes du partenaire. Il s'agit de résister le plus longtemps possible, de supporter cette torture…» Le tabou du toucher est transgressé, mais de manière rituelle. Le jeu agit comme un processus de transformation de l'agression en amitié: «On crée de l'amitié avec une agression «prescrite».»*

«Pan! t'es mort!»

On pourrait trouver bien des exemples moins exotiques pour illustrer une réalité qui ne se laisse pas oublier longtemps: le jeu est profondément ambivalent. Tout comme son compère le rire, il sert de lubrifiant social en ritualisant l'agression, et c'est pourquoi il a probablement joué un rôle adaptatif dans l'évolution (LT du 03.08.05).

Dans cette perspective plurimillénaire, est-il bien raisonnable d'interdire le pistolet à eau à son fiston?

Mais pendant que junior fait pan pan, à l'autre bout du jardin, un adorable chaton joue avec un reste de balle. Il la poursuit, bondit pour l'attraper, fait mine de fuir puis replonge de plus belle. Autrement dit, avec application, il s'exerce à remplir la mission assignée à tout félin de bonne

famille: chasser, tuer et dépecer sa proie quotidienne. Au passage, il illustre aussi une autre fonction essentielle du jeu: l'apprentissage.

La bobine de maman

Chez les animaux, seuls jouent ceux dotés du plus haut potentiel d'apprentissage, justement: les mammifères et les oiseaux. Leurs ébats évoquent ce que les spécialistes du développement de l'enfant appellent les «jeux d'exercice», les premiers à apparaître chez le bébé humain. C'est à travers eux que le petit grandit, car ils lui servent à apprivoiser la nouveauté. Aujourd'hui, dire que le jeu est fondamental dans le développement de l'enfant relève de l'évidence. On en oublierait presque que jusqu'au XIXe siècle, il a été considéré comme inutile et méprisable. Quelques penseurs ont fait exception. Parmi eux Platon et Montaigne, bien plus clairvoyant sur ce point que Rousseau.

Depuis, l'humanité s'est bien rattrapée. Freud est passé par là: il a définitivement conféré au jeu ses lettres de noblesse en décrivant son petit-fils de 18 mois s'amusant avec une bobine. Voyez comme il la fait disparaître et réapparaître, explique-t-il. C'est un jeu de transposition, qui lui permet de prendre en quelque sorte le dessus sur un événement qu'il ne pouvait jusque-là que subir: les apparitions/disparitions de sa mère.

Cette dimension symbolique du jeu, Mélanie Klein, consœur britannique de Freud, l'explore à fond. C'est principalement en jouant que l'enfant exprime ses fantasmes et ses angoisses, découvre-t-elle, avant de mettre au point une méthode psychanalytique basée sur le jeu. Inutile d'ajouter que le concept a connu un succès certain.

Double jeu

Les spécialistes distinguent deux grandes catégories de jeux, même si la langue française n'a qu'un mot pour les deux: «play» et «game». La spécificité du «game», explique Ulrich Schädler, directeur du Musée du jeu à La Tour-de-Peilz, est d'être circonscrit dans le temps, là où le «play» peut durer indéfiniment. Autre caractéristique: la notion de compétition est dominante dans le «game», conçu pour qu'il y ait des gagnants et des perdants. Les jeux de cartes et les jeux dits de plateau, des échecs au Monopoly en passant par les jeux de semailles (lire encadré), forment le gros du bataillon des «game».

Contrairement au «play», le «games» est spécifiquement humain. «C'est un outil inventé par l'esprit de l'homme pour servir son besoin d'abstraction», dit Ul-rich Schädler. D'ailleurs, les premiers jeux de plateau, découverts dans des sépultures néolithiques, sont tous abstraits. «On a longtemps cru que les hommes primitifs passaient le plus clair de leur temps à assurer leur survie. En réalité, ils avaient beaucoup de temps libre. Une fois que vous avez tué le mammouth, vous êtes tranquille pour un moment!», sourit cet archéologue qui sait tout sur l'histoire du Backgammon. Nos ancêtres se seraient donc mis à gamberger non seulement en observant les étoiles, mais aussi en traçant dans la terre des lignes et des carrés, sur lesquels ils se sont mis à déplacer des cailloux.

Mais pourquoi a-t-on trouvé les premiers jeux de plateau dans les sépultures? «Selon certaines théories, les jeux de hasard sont nés de techniques de divination.» explique le spécialiste. Les dés en sont peut-être jetés, mais les osselets le furent d'abord. Certains, encore aujourd'hui, ne voient-ils pas dans le hasard le dieu qui mène leur vie? Ainsi, une autre fonction du jeu est-elle d'aider à prendre des décisions. Mais pas seulement au nom du hasard: il est des sociétés où le meilleur joueur devient chef, après avoir pouvé qu'il était, de tous, les meilleur stratège.

Décidément, le jeu montre constamment une double face: «Une de ses fonctions essentielles est de s'éloigner de la réalité, observe Ulrich Schädler. Mais ce n'est souvent que pour mieux la voir.»

Sus aux jeux bidon

A entendre cet historien du jeu, il n'est pas si facile d'inventer de véritables nouveautés dans le domaine. Dans les années 1980, l'idéal pacifiste a accouché des jeux coopératifs: la compétition est mauvaise, ont dit leurs concepteurs, elle attise la violence. Amusons-nous donc sans gagnants ni perdants. Leurs jeux sont encore sur le marché, mais y occupent une place très marginale: «Les gens n'aiment pas vraiment ça, observe Ulrich Schädler. Ils veulent gagner ou perdre, car la compétition fait partie de la nature. Et le jeu sert aussi à cela: apprendre à gérer une situation de compétition, voire à accepter la défaite.»

Nettement plus porteurs commercialement, les jeux éducatifs. Mais ils ont plus de succès auprès des parents qu'auprès des enfants auxquels ils s'adressent: «J'ai une grande expérience de travail avec des écoliers de tous âges, dit encore Ulrich Schädler. Je peux vous dire qu'ils flairent le jeu didactique à cent mètres et qu'ils détestent ça!» Paradoxe: le jeu n'est-il pas le canal privilégié de l'apprentissage chez l'enfant? «C'est vrai! Et les enfants font volontiers l'effort intellectuel demandé par le jeu. Ce qu'ils n'aiment pas, ce sont les intentions cachées: ils détestent avoir l'impression qu'on veut leur refiler un truc en douce!» Utile, le jeu. Mais pas manipulable à merci.

Cliquez sur IIIe millénaire

Ainsi, le XXe siècle qui vient de s'achever, si riche en bonds en avant technologiques, n'aura rien apporté de remarquable à l'histoire du jeu. Si? Quand même, via l'ordinateur. «Et pas au niveau du jeu proprement dit, mais de la tournure mentale qu'il implique», dit Ulrich Schädler.

Voyez une famille en son chalet, déballant la toute dernière version d'un jeu vieux comme les soirées au coin du feu. Maman commence par lire la règle, puis chacun l'applique, du mieux qu'il peut, aux situations particulières qu'il rencontre: fonctionnement déductif. Regardez maintenant un ado devant son écran: il vient de glisser un nouveau jeu dans la machine. Il n'a pas de mode d'emploi, il se lance à l'eau, il clique et tâtonne, et peu à peu se construit une connaissance du jeu. Fonctionnement inductif. «Autour de ces deux manières de procéder, observe Ulrich Schädler, un véritable clivage des générations est en train de se creuser, qui dépasse l'univers du jeu: face aux situations ou objets nouveaux, les aînés cherchent le mode d'emploi, les jeunes se lancent et essaient.»

Les parents d'écoliers auront peut-être reconnu, au passage, la source d'inspiration de la pédagogie dite de la découverte: trouve la règle toi-même. Ulrich Schädler: «Les concepteurs des nouvelles méthodes ont probablement voulu s'adapter à cette évolution dans la manière de procéder des enfants.» Mais cette transposition scolaire était-elle bien inspirée? Hmm: «Avec le fonctionnement inductif, on apprend à trouver son chemin dans la jungle. Mais on n'a jamais une idée globale de la jungle en question et on ne saura jamais s'il y avait un autre chemin. L'approche inductive est la seule qui permet d'accumuler des connaissances.»

Mais pouce! On s'arrête là. Pour le débat sur l'école, rendez-vous à la rentrée.

* «Le Rire» d'Eric Smadja, Ed. PUF coll. Que sais-je. Pour sa description, l'auteur se base sur «Chronique des Indiens Guayaki» de Pierre Clastres, Ed. Plon, coll. Terre Humaine.