A quoi rêve la jeunesse russe?
opinions
Esther Dyson, femme d’affaires américaine, qui investit dans des start-up partout dans le monde, prend la mesure des changements dans la société civile russe moscovite, dont les préoccupations tranchent totalement avec celles des générations précédentes
A la mi-décembre, alors que je tentais de comprendre ce qu’il se passait en Russie, je me suis rendue sur Twitter et j’ai découvert un tweet qui résumait en quelque sorte toute la situation. Une jeune femme écrivait, en russe: «Au dodo! Demain pour moi c’est peeling [soin du visage], puis meeting, et enfin shopping.» Ces trois mots – peeling, meeting et shopping – étaient en fait les mots anglais, écrits en cyrillique.
Ce qu’il fallait comprendre, c’est que les manifestations russes – appelées «mitings» – ne sont plus un exercice exclusivement réservé aux personnes âgées, aux extrémistes radicaux, aux chômeurs, aux personnes sous-qualifiées, ou encore aux jeunes errants. S’y livrent désormais les individus sociables qui ne dépensent pas seulement leur temps et leur argent dans la politique, mais aussi dans le shopping et, en effet également, dans la chirurgie esthétique.
Il s’agit là d’un changement considérable qui ne date que de quelques années. Mes amis russes – pour la plupart programmeurs informatiques, mais aussi acheteurs ou dirigeants d’entreprise – ont pour habitude de rejeter la politique en tant que province des naïfs et des corrompus. Beaucoup de mes amis les plus âgés ont choisi une carrière dans le domaine scientifique (puis dans le secteur des logiciels) parce qu’il s’agissait du seul emploi dit de bureau dans lequel la politique n’avait quasiment aucune importance (et qui acceptait les juifs). Ces gens ont fui la politique par principe, mais également parce qu’ils craignaient de perdre leur emploi d’Etat, voire de disparaître.
Les plus jeunes n’ont pas eu cette crainte; ils n’étaient tout simplement pas intéressés par ce sport spectateur qui semblait sans rapport avec leur vie. Bien évidemment, personne n’était non plus en mesure d’influer sur les résultats d’un match de football; mais c’était au moins amusant à regarder – et les règles étaient claires. En politique russe, comme le veut une vieille plaisanterie, le résultat est fixé à l’avance, mais les règles sont imprévisibles.
Alors, qu’est-ce qui a changé? Beaucoup évoquent Facebook, de même que son équivalent russe, VKontakte. Il est clair que ces réseaux ont toute leur importance. Mais l’argument ne repose pas uniquement sur l’organisation d’un «miting». Bien des manifestations ont été organisées autrefois – en 1917, par exemple. La différence passionnante réside dans les mentalités, et pas seulement dans les outils à disposition.
J’ai écrit un jour: «Il est bon de savoir des choses. C’est mon droit d’obtenir des informations, qu’elles concernent les horaires de train, les stars de cinéma, ou les agissements des hommes politiques qui, par leurs décisions, ont une influence sur ma vie.»
De la même manière, chaque fois qu’une personne poste sur Facebook, elle se sent en droit de s’exprimer, comme de lire. Figure parmi les slogans des manifestations «Nous ne sommes pas du bétail». Sur Facebook, les individus n’ont rien à voir avec du bétail; ils sont amenés à commenter et à apprécier beaucoup de choses, et leur voix est prise en compte.
Comparons tout cela aux temps anciens, lorsque l’Etat régissait toute chose. Il choisissait même les héros nationaux: pas seulement des individus comme Iouri Gagarine, le premier homme à avoir été envoyé dans l’espace, mais bien des personnages et des accomplissements inventés de toutes pièces, comme Pavlik Morozov, l’enfant/martyr qui aurait dénoncé la traîtrise de son père avant d’être assassiné par sa famille en 1932, ou encore Alexei Stakhanov, dont on raconte qu’il aurait dépassé de quatorze fois ses objectifs de production. Les acteurs connaissaient le succès ou l’échec non pas en fonction de leur popularité, mais selon la volonté étatique; imaginez un instant un monde dans lequel un unique studio cinématographique déciderait des stars à projeter sur le devant de la scène.
Désormais, les jeunes n’ont plus peur de choisir leurs propres héros. Certes, ils ont vu le baron du pétrole Mikhaïl Khodorkovski emprisonné sur la base d’accusations douteuses, et des journalistes dérangeants battus ou assassinés. Mais ils voient également leurs amis «poster» sur Facebook en toute impunité, et y retrouvent leurs propres commentaires. Ils ne peuvent imaginer disparaître sans laisser de trace, comme beaucoup de leurs ancêtres sous l’ancien régime, époque à laquelle la simple évocation du nom des disparus représentait un danger.
Ils n’ont pas non plus la crainte de perdre leur emploi. Par rapport aux manifestants du Moyen-Orient, ils gagnent bien leur vie. La Russie ne présente pas la même crise démographique – une large cohorte de jeunes chômeurs – que celle qui a propulsé la révolution du monde arabe. (Le problème démographique dont elle souffre correspond précisément à l’inverse: pas suffisamment de jeunes.) Aujourd’hui, la crise russe n’est pas économique, mais bien politique.
Que signifie alors tout ceci? Jusqu’où les choses changeront-elles, et pour combien de temps?
Il est assez clair que Vladimir Poutine sera réélu à la présidence en mars; les votes seront comptabilisés correctement, même si certains pourraient faire valoir que la liste de candidats est injustement restreinte. Ce qui n’est pas clair c’est ce qui se produira par la suite.
Les manifestants d’aujourd’hui ne veulent pas d’une révolution traditionnelle. Ils sont pour la plupart suffisamment instruits sur le passé pour redouter de voir le sang couler dans les rues. Ils veulent que Poutine s’en aille, et se fichent qu’il soit puni (pour la plupart); ils réalisent que c’est le système qui a engendré quelqu’un comme Poutine, lequel a ensuite renforcé ce système. Ils veulent renverser ce cycle, mettre un terme à la corruption, à l’impunité officielle, et cesser d’être considérés comme du bétail.
Pourtant, malheureusement, il n’existe aucune alternative évidente à Poutine. Le scénario le moins dommageable voit l’évolution venir de Poutine lui-même. Après tout, Mikhaïl Gorbatchev, le dernier président soviétique, est parvenu à transformer le système qui l’avait engendré (bien qu’il ne l’ait sans doute pas suffisamment transformé).
Si Poutine et son équipe entendaient amorcer un changement du système – lutter véritablement contre la corruption, et pourquoi pas libérer Khodorkovski – les retours seraient positifs. Mais peut-être s’agit-il autant d’un rêve que les exploits légendaires de Stakhanov.
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