De quoi le wokisme est-il le nom?
OPINION
OPINION. Lutter contre les causes des inégalités sans renforcer les communautarismes et reconstruire un avenir commun, là est le vrai combat, écrit Antonio Hodgers

Si la cuisine asiatique au wok fait l’unanimité, il est resté visiblement des «pro-woke» et des «anti-woke». Certainement. Mais de quoi exactement le wokisme est-il le nom? Il faut admettre avec Maxime Rotzetter que cette expression, venue des Etats-Unis, est devenue un fourre-tout conceptuel parfois utilisé par des conservateurs pour dénigrer une forme de militance sur les questions raciales, de genre ou LGBTIQ+. Avant, on vous traitait de «gauchiste», maintenant de «woke». C’est vrai, mais encore? Est-ce que pour autant le wokisme ne serait que le prolongement du combat historique contre les discriminations des minorités? C’est le piège dans lequel une partie des militants semblent naïvement tomber. Woke alors? Peu importe finalement son nom, ce qui inquiète, c'est la rupture paradigmatique avec les valeurs que la gauche a jusqu’ici voulu incarner. Voici en quoi.
Lire la tribune: Pourquoi le wokisme détruit la lutte contre les discriminations
Renoncement à l’universalisme
M. Rotzetter l’affirme sans ambages, le «projet universaliste» aurait échoué et il faudrait alors renoncer à cette ambition. Pour parvenir à cette conclusion péremptoire, on évoque le fait que l’égalité des citoyens serait un leurre et que nos sociétés seraient sans remède, structurellement racistes, sexistes et homophobes. Dans un déterminisme digne de l’Ancien Régime, on estime ainsi que votre identité serait exclusivement décidée par votre «ordre», à l’insu de votre conscience, annulant par-là même l’idée de liberté individuelle. Si vous êtes Blanc, vous êtes forcément raciste. Si vous êtes homme, forcément misogyne. Bigre. Alors que Martin Luther King déclarait: «I have a dream!… Je rêve que mes quatre petits-enfants vivent un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère», le wokisme lui rétorque: «Contrairement aux mouvements des droits civiques traditionnels, qui englobent l’amélioration progressive des conditions, la théorie critique de la race remet en question les fondements mêmes de l’ordre libéral, y compris la théorie de l’égalité, le raisonnement juridique, le rationalisme des Lumières et les principes neutres du droit constitutionnel»*. Martin Luther King voulait que les Noirs soient traités comme les Blancs, le wokisme qu’ils soient traités différemment. Des castes, en somme.
Personne ne conteste que la concrétisation effective de l’égalité des droits n'est pas encore atteinte, ni que certaines catégories de la population ont des besoins spécifiques (notion d’équité). La discrimination positive et les quotas font d’ailleurs partie de l’arsenal mobilisable à cette fin. Mais, à mes yeux, l’ambition universaliste des Lumières autour de la dignité et l’égalité doit, aujourd’hui encore, fonder nos aspirations collectives. Soutenir sectoriellement des minorités ne remet pas en cause ce principe; cela le renforce.
L’égalité comme jeu à somme nulle
Comme homme blanc, cisgenre, hétérosexuel et valide, M. Rotzetter écrit que «l’amélioration de la qualité de vie des personnes défavorisées a pour condition la perte de [s]es privilèges». Il postule ainsi que le progrès des droits individuels de certaines catégories de la population se fait forcément au détriment d’autres. Or, rien ne vient confirmer cette thèse. Au contraire, les progrès sociétaux ont toujours été moteurs d’une société plus prospère. Ainsi, le mariage homosexuel n’enlève rien au mariage hétérosexuel. L’égalité femme-homme est une opportunité pour beaucoup d’hommes de s’émanciper de la cage de la «virilité» dans laquelle on les a si souvent enfermés. Le recul de la discrimination raciste sur le marché de l’emploi est le meilleur moyen de valoriser les talents. Et ainsi de suite. Ce n’est pas un hasard si les sociétés les plus libres et égalitaires sont dans le même temps celles où la prospérité est la plus forte. Les libertés s’additionnent, elles ne s’annulent pas. Cette étrange autoflagellation proclamée qui frappe des hommes blancs cis woke laisse songeur sur sa réelle signification psychosociale. Se dévaloriser en se déclarant puissant n’est-ce pas finalement l’expression la plus raffinée d’un inavouable sentiment de supériorité?
Alors, de quoi le wokisme est-il le nom? Certainement du vide de projets politiques collectifs qui caractérise tant notre époque. Et quand on n’a pas d’idée, on se replie sur les identités et on stimule les dimensions affectives. C’est vieux comme le populisme. Exalter ses plaies pour exister a son utilité, mais atteint assez vite ses limites; on se retrouve alors enfermé dans son identité surjouée. Des nouvelles chaînes. Il y a certainement mieux à faire: lutter contre les causes des inégalités sans renforcer les communautarismes et reconstruire un avenir commun. Là est le vrai combat.
* «Critical Race Theory: An Introduction», Richard Delgado et Jean Stefancic, NYU Press, 2001.
Lire également: Réponse aux anti-«woke» de gauche et de droite
Le Temps publie des chroniques et des tribunes – ces dernières sont proposées à des personnalités ou sollicitées par elles. Qu’elles soient écrites par des membres de sa rédaction s’exprimant en leur nom propre ou par des personnes extérieures, ces opinions reflètent le point de vue de leurs autrices et auteurs. Elles ne représentent nullement la position du titre.