Il en va de même aujourd'hui avec l'Internet. Mais, comme on le constate plus loin, toutes les technologies résultant de la convergence entre informatique et télécommunication affectent bien plus profondément les trois fonctions de base de l'Etat moderne: fournir des services publics; mettre en œuvre des politiques publiques; réguler les acteurs publics ou privés offrant de tels services ou collaborant à ces politiques.
Pour aider l'Etat à remplir la première fonction, il existe aujourd'hui des milliers de sites publics de par le monde. En Suisse, les communes, les cantons et la Confédération se sont mis, depuis 1994 déjà, à informer la population par l'intermédiaire de la Toile, à communiquer avec les internautes par courriel et à proposer certaines prestations administratives par téléprocédures. Afin de structurer cette offre foisonnante, un guichet virtuel (www.ch.ch) a été ouvert au début de cette année par la Chancellerie fédérale pour permettre aux particuliers comme aux entreprises de retrouver l'information sur une prestation administrative sans savoir à quel niveau elle est offerte. Malgré la sacro-sainte territorialité administrative, on constate déjà une influence certaine de la Confédération sur les contenus des sites cantonaux et communaux. L'Internet permet ainsi à l'administration de se rapprocher de l'administré, tout en étant plus efficiente et plus transparente. On voit renaître ici les idées du nouveau management public (NPM), la pression technologique venant s'ajouter à la pression financière originelle. A terme, on peut prédire la disparition virtuelle des frontières politiques.
L'Etat a aussi mis en place depuis quelques années les politiques publiques nécessaires au développement de la société de l'information, que ce soit au travers d'infrastructures physiques ou de conditions cadres. Des législations spécifiques à la cyberadministration sont entrées en vigueur (Autriche, Etats-Unis) ou sont en projet aux niveaux européen (eEurope), national (certification de la signature électronique) ou régional (guichet sécurisé neuchâtelois). La réduction de la fracture numérique est à l'ordre du jour de nombreux gouvernements de par le monde. En Suisse comme ailleurs, des programmes existent pour relier les écoles au réseau des réseaux, créer des campus virtuels, numériser des biens culturels, faciliter l'accès des seniors à la Toile, garantir la sécurité de l'infrastructure d'information et de communication, etc.
Il est intéressant de constater que certaines de ces politiques se mettent en place au travers de nouveaux mécanismes de gouvernement en réseau comme les PPP (partenariats publics-privés). En fait, toutes les politiques publiques sont ou seront plus ou moins touchées par les technologies de l'information dans la mesure où elles s'appliquent dans la société éponyme. Leur élaboration démocratique et leur mise en œuvre participative peuvent être grandement facilitées par l'Internet. La cyberdémocratie doit aller bien plus loin que le vote électronique, elle doit favoriser l'engagement des citoyens dans les affaires publiques.
Pour ce qui est de la fonction de régulation, qui est relativement nouvelle pour l'Etat, les technologies de l'information commencent à faciliter sa mise en œuvre dans toutes sortes de secteurs. En Suisse, le site des marchés publics (www.simap.ch) ouvert l'année dernière promeut la concurrence, améliore la transparence et simplifie les procédures liées aux appels d'offres de la Confédération et de plusieurs cantons ou villes. Il sera bientôt possible de régler en ligne des litiges à propos d'adresses Internet en «.ch» sur le site de la Fondation Switch qui gère par délégation ces adresses. Même un site privé comme www.comparis.ch, qui permet de comparer les primes d'assurance, participe à une certaine régulation du marché dans ce secteur.
Mais pour la régulation du cyberespace global induit par l'Internet, les Etats nationaux se heurtent à un énorme défi. Actuellement le réseau des réseaux repose sur une infrastructure de treize serveurs dit «racines» dont dix sont possédés par le gouvernement des Etats-Unis. Il est gouverné par quelques sociétés privées et organisations non gouvernementales, dont la principale – l'ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) – dépend encore fortement du Ministère américain du commerce. Pourtant l'UIT (Union internationale des télécommunications) est une organisation intergouvernementale qui pourrait tout à fait remplir cette fonction régulatrice internationale, comme elle le fait pour le téléphone par exemple.
Au-delà du contenant – des tuyaux par lesquels passe l'information – reste aussi la difficile question de la régulation du contenu pour contenir la cybercriminalité (sites illégaux ou piratage), mais aussi pour maintenir le droit à l'information, y compris dans des dictatures, et éviter la privatisation du savoir public mondial.
La gouvernance de la société de l'information reste encore à inventer car les potentialités de la technologie ne doivent pas faire oublier l'Etat de droit et le respect de l'individu. L'Internet est un catalyseur de la transformation de l'Etat vers un «cyberEtat» plus centré sur ses citoyens, où les frontières administratives disparaîtront peu à peu et où les diverses prestations seront fournies par des réseaux d'organisations publiques, privées et tierces. Mais cette transformation doit se faire en respectant la notion de bien public. Elle ne peut être réalisée par l'administration seule. Elle requiert un leadership informé et engagé au niveau politique. Espérons que le Sommet mondial organisé à Genève donnera quelques pistes utiles à ce sujet.