En juin dernier, l’Office fédéral de la statistique publiait les chiffres de l’appartenance religieuse en Suisse. La tendance amorcée depuis des décennies se confirmait: fin de monopole pour les deux confessions principales (catholique romaine, réformée); diversité religieuse accrue (islam, chrétiens orthodoxes); nette augmentation des personnes sans appartenance religieuse, qui représentent désormais un habitant sur cinq (contre un sur dix en 2000).

Ces chiffres ont provoqué des remous qui, en octobre, se sont mués en émoi, lorsque l’OFS a constaté une erreur dans les calculs: le nombre de catholiques et de réformés était à revoir à la baisse. Un émoi qui a suscité l’embarras des pouvoirs publics et des ecclésiastiques, conduisant ces derniers à solliciter une entrevue avec les statisticiens de l’OFS. Car ces chiffres, loin de se réduire à un simple constat démographique, constituent des indicateurs sociaux et politiques: ils indiquent le nombre de fidèles dont peuvent se nantir les confessions, et donc le rapport de force que les Eglises peuvent faire valoir à la table des négociations de la société.

Ainsi, lorsqu’on parle de «sécularisation», il convient de distinguer la mesure statistique qui saisit la taille d’un groupe religieux, et la façon dont ce groupe prétend apparaître dans l’espace public, voire peser sur celui-ci.

C’est pourquoi, en lisant l’édition du Temps du 3 novembre 2012, largement consacrée à l’élection présidentielle américaine, mon intérêt s’est porté sur une critique que Patricia Briel adressait à l’ouvrage de mon collègue, Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public (Labor et Fides, 2012). Cet essai de philosophie politique, solidement documenté, tente de montrer que les discussions sur le «post-sécularisme» – le questionnement relatif à la recevabilité des arguments religieux dans les débats qui ont cours au sein d’une société libérale et démocratique –, si elles sont techniques, ne tombent pas du ciel. En effet, ces discussions, surtout nord-américaines, s’inscrivent dans le monde social et sont portées par certains acteurs, en particulier des conservateurs religieux qui, après avoir noyauté le Parti républicain, ont investi les sphères académiques, dont le droit et la philosophie. Cet engagement des fondamentalistes viserait à défaire le caractère séculier de l’espace public, afin de faire prévaloir une morale religieuse particulière au détriment d’autres conceptions normatives. Une opération dont l’aboutissement serait le démantèlement des institutions libérales, qui garantissent un vivre ensemble pluriel et pacifié.

Tout en soulignant l’intérêt de l’ouvrage, Patricia Briel critique le manque de nuances d’une analyse qui ne tiendrait pas suffisamment compte du processus de sécularisation dans lequel est engagée la société américaine. Un processus qui, favorisant l’individualisation du rapport à la religion, s’avérerait délétère pour le fondamentalisme. Effectivement, les statistiques récentes révèlent un tableau proche de la situation helvétique: le protestantisme n’est plus majoritaire aux Etats-Unis, et les «sans appartenance religieuse» représentent une personne sur cinq. Mais faut-il nécessairement opposer ces indications démographiques à l’analyse de l’entrisme des fondamentalistes en politique et dans l’académie? Ne conviendrait-il pas plutôt d’articuler ces deux dimensions, afin de ressaisir ce qui se joue dans cette sécularisation?

A l’évidence, pour comprendre les violents affrontements politiques qui ont secoué les Etats-Unis depuis les années 1970, il convient de tenir ensemble ces dimensions, ainsi qu’une troisième, la culture. C’est bien parce qu’ils se sont sentis minoritaires, au plan démographique et culturel, que les évangéliques emmenés par le «pasteur-mué-en-activiste» Jerry Falwell ont fondé la «Moral Majority» et propulsé Ronald Reagan à la présidence du pays. Minoritaires, ces évangéliques fondamentalistes tentent depuis lors de peser sur les institutions de la société pour imposer à la nation une morale à laquelle leurs concitoyens ne croient plus. Et loin d’être un coup d’épée dans l’eau, leur action a contribué à décaler les débats politiques – mais aussi le centre de gravité du Parti républicain – vers l’extrême droite.

Pour aller à l’essentiel, la pression fondamentaliste sur la vie publique a fait de l’appartenance religieuse des candidats un critère de leur éligibilité. En effet, quel membre du Sénat ou de la Chambre des représentants oserait aujourd’hui se déclarer athée ou agnostique? Quel candidat à la présidence oserait dire, comme le fit avec aplomb John F. Kennedy en 1960, devant un parterre de pasteurs protestants: «Parce que je suis un catholique, et qu’aucun catholique n’a jamais été élu président, les véritables enjeux de la campagne ont été obscurcis – peut-être de façon délibérée […]. Dès lors, il semble apparemment nécessaire que j’affirme à nouveau, non le genre d’Eglise auquel je crois – ce qui ne devrait importer qu’à moi seul –, mais le genre d’Amérique auquel je crois. Je crois en une Amérique où la séparation de l’Eglise et de l’Etat est absolue, où aucun prélat catholique ne dit au président (serait-il catholique) comment agir, et où aucun ministre protestant ne dit à ses paroissiens pour qui voter. […] Je crois en une Amérique qui, officiellement, n’est ni catholique, ni protestante, ni juive.»

Au moment où le candidat Kennedy dit sa foi dans des institutions et un espace public séculiers, les protestants sont majoritaires au plan démographique. Ces mots témoignent de l’écart entre la situation d’alors, davantage sécularisée au plan institutionnel, et celle d’aujourd’hui où la religion semble omniprésente, au point de fragiliser le vote de l’électorat républicain en faveur d’un candidat… mormon.

Un dernier lieu permettra de mesurer le poids de la religion sur la vie publique américaine. Les Etats-Unis, tout comme la France et la Suisse, sont engagés dans un processus visant à reconnaître le mariage homosexuel et l’homoparentalité. Lorsqu’il prend officiellement position en faveur de cette cause, le 9 mai 2012, durant une interview télévisée, le président Obama fonde une part importante de son argument sur son identité de chrétien. Imaginerait-on un Hollande ou une Widmer-Schlumpf apporter à cette cause leur soutien de président(e) de la République ou de la Confédération en disant: «En tant que chrétien(ne), je soutiens…»?

C’est parce qu’ils

étaient minoritaires que les évangéliques ont fondé la «Moral Majority» et propulsé Reagan à la tête du pays

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